Cour des comptes...

Publié le par ottolilienthal

quand les shérifs privés font la loi

Dans son rapport annuel, la Cour des comptes a épinglé ce mercredi le développement des sociétés privées de sécurité sans véritable contrôle de l'Etat. Décryptage.

 
Gérard Collomb lors d'une promotion de commissaires à l'ENSP de Saint-Cyr-au-Mont-d'Or. Photo Le Progrès/Joël Philippon

 

Transports de fonds, garde des préfectures ou de l’Ecole nationale supérieure de police, sécurisation des stades les soirs de grands matchs, protection des navires commerciaux… Les sociétés privées de sécurité sont appelées à intervenir dans des domaines toujours plus nombreux, et même dans la lutte contre le terrorisme, souligne la Cour des comptes.

Le problème, c’est qu’elles le font dans la pagaille la plus complète, sans véritable contrôle de l’Etat : "le secteur des activités privées de sécurité demeure peu fiable, marqué par une qualité de service aléatoire", dénonce le rapport annuel de la Cour présenté ce mercredi matin.

Un rapport qui tombe plutôt mal pour le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, qui s’apprête justement à donner plus de pouvoirs d’intervention (et d’armes…) aux privés de la sécurité.

Titulaire d'une carte "pro" avec 31 mentions judiciaires

Peut-on être agent de sécurité en ayant été signalé à la justice pour violences, infractions à la législation sur les stupéfiants, délit de fuite, agression sexuelle, fraude au mariage – et, cerise sur le gâteau, pour violences sur agent de la force publique ? Oui, on le peut : la Cour a trouvé ce cas d’un titulaire de carte professionnelle, qui faisait l’objet de 31 mentions judiciaires !

La carte professionnelle, d’ailleurs non sécurisée ( !), est décernée très généreusement : près de 93% des demandes sont acceptées ! Et elle est donnée très rapidement, en moins de sept jours ouvrés en moyenne. Le principal souci du Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS), piloté de fait par les entreprises comme nous le verrons, est de ne surtout pas gêner les affaires…

Bienvenue aux délinquants

Soyons honnêtes, Le CNAPS revendique aussi de faire dans le social et la réinsertion. C’est donc très officiellement que sa section d’Île-de-France estime désormais compatible avec l’obtention d’une carte professionnelle, relève la Cour, "les délits routiers (conduite sans permis, sans assurance et en état alcoolique ainsi que des blessures involontaires), l’usage illicite et la détention non autorisée de stupéfiants (limités au cannabis), les violences conjugales, l’outrage à personne dépositaire de l’autorité publique, la rébellion, l’escroquerie, l’abus de confiance ou encore le faux et l’usage de faux."

Comme le remarque les magistrats, cela aboutit à délivrer des cartes et autorisations à des individus ayant "des antécédents judiciaires relatifs à des faits parfois graves et manifestement incompatibles avec l’exercice d’une activité de sécurité."

Près de 170 000 policiers privés

La France compte 143 000 policiers d’Etat, fonctionnaires assermentés… et 167 800 "policiers" privés. Leur nombre ne cesse d’augmenter, de près de 15% en cinq ans. Ils sont employés par plus de 10 000 entreprises, qui réalisent un chiffre d’affaire total de 6,6 milliards d’euros (en 2016).

C’est une profession "atomisée", analyse la Cour, entre quelques très grosses entreprises et d’innombrables très petites. La concurrence est féroce sur les prix, ce qui entraîne des personnels le plus souvent très mal payés : 44% des agents de sécurité privés sur le terrain ont un salaire inférieur à 1700 euros brut.

Sanctions ? Même pas mal…

Bien sûr, des sanctions existent contre les manquements. Mais elles sont rares : autour de 200 retraits et suspensions d’autorisation par an, alors qu’il existe 350 000 titres professionnels en circulation !

En fait, l’absence de carte professionnelle sécurisée, le peu d’expérience des agents de contrôle du CNAPS, voire la corruption (au moins un cas devant la justice), font que les enquêtes sont marquées par des risques avérés de fraudes, tant internes qu’externes, résume la Cour.

Mais il y a pire : les interdictions prononcées par le Conseil sont souvent ignorées par les entreprises concernées. Le contrôle (enfin) instauré l’année dernière a établi "qu’un tiers d’entre elles poursuivaient leur activité malgré l’interdiction" !

Et le Conseil n’a pas davantage de succès avec les amendes qu’il leur inflige : 7,7 millions d’euros de sanctions financières prononcées en quatre ans, mais seulement 2,3 millions recouvrés – un taux inférieur à 30%. La Cour des comptes commente, dans une belle litote : "L’effet dissuasif est donc très limité."

L’Etat aux abonnés absents

Cette pagaille a un responsable clairement identifié, l’Etat. Il délègue à des entreprises privées l’une de ses "missions régaliennes" qui justifient l’existence d’un Etat, mais il paraît ensuite s’en désintéresser.

Le symbole en est ce fameux Conseil national des activités privées de sécurité, créé en 2011 : doté de près de 17 millions d’euros en 2016, employant plus de 200 personnes, il regarde passer les trains.

L’Etat est majoritaire au conseil d’administration, si l’on inclut les deux magistrats qui y siègent. Mais l’absentéisme de ses représentants (dont une préfète qui n’a jamais siégé) amène régulièrement ceux des entreprises privées à être plus nombreux.

Ainsi, souligne la Cour, les "représentants des professionnels contribuent directement à la régulation de leur secteur d’activité, qu’il s’agisse de l’accès à la profession ou des sanctions disciplinaires."

Résultat : plusieurs cas de sanctions contre des entreprises qui relevaient en fait de règlements de comptes entre concurrents…

Des économies qui coûtent cher

Ce désengagement de l’Etat est-il au moins payant ? Même pas. La délégation de missions aux entreprises privées ("l’externalisation", dans le jargon) représenterait l’équivalent de 600 emplois de policiers et gendarmes – dans la garde des préfectures, ou de l’Ecole nationale supérieure de police, par exemple.

Mais ces effectifs sont redéployés sur d’autres missions, tandis qu’il faut bien payer aux entreprises privées leurs prestations. Tout cela revient donc plus cher !

Le ministre Collomb, Monsieur Plus du privé

Les agents privés de sécurité ont déjà, dans certaines conditions, le droit de porter une arme. La liste, déjà allongée par une loi de février 2017 (donc sous présidence de François Hollande), devrait l’être encore davantage, a promis lundi le ministre de l’Intérieur.

"Pourquoi ne pas envisager de déléguer un certain nombre de missions actuellement exercées par les forces de sécurité à vous, les acteurs privés?", a demandé Gérard Collomb, en ouverture des assises nationales de la sécurité privée, à Paris.

Deux députés LREM, l’ancien chef du Raid Jean-Michel Fauvergue (Seine-et-Marne) et l’avocate Alice Thourot (Drôme), doivent lui préparer un rapport en ce sens. Et le ministre a expliqué que "le CNAPS sera chargé de donner l’agrément à chaque société et de s’assurer de la moralité de chaque agent".

Sachant ce que nous savons désormais du CNAPS, grâce à la Cour des comptes, nous voici rassurés !

Euro 2016 : insécurité privée à Geoffroy Guichard

La sécurité de l’Euro 2016 a illustré les limites de la fiabilité des sociétés privées de sécurité. Les préfectures ont rapporté "des dysfonctionnements divers", note la Cour : "insuffisante qualité des palpations de sécurité à l’entrée des stades et des "fan zones", agents dépourvus d’autorisation professionnelle, nombre d’agents privés de sécurité présents inférieur au nombre fixé contractuellement."  Elle souligne en particulier que "les agents privés de sécurité prévus dans le dispositif de sécurité d’au moins deux matchs disputés à Saint-Etienne ont été défaillants" - sans donner plus de détails sur ces défaillances au stade Geoffroy-Guichard).

Francis BROCHET

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article