Vandana Shiva démythifiée

Publié le par ottolilienthal

OGM : l’Europe va-t-elle enfin entrer dans le XXIe siècle ?

Depuis un quart de siècle, des militants comme Vandana Shiva inspirent une lutte absurde contre les cultures génétiquement modifiées, pourtant une solution face au réchauffement climatique.

En 2021, l'Union européenne annonçait réviser sa législation sur les organismes génétiquement modifiés (OGM), vieille de 2001, pour l'adapter au développement des cultures issues de « nouvelles techniques génomiques » (NGT). Pour les profanes, la distinction entre l'ancien et le nouveau a de quoi sembler obscure. Mais d'un point de vue scientifique, la différence est d'envergure.

Les OGM, dits aussi « organismes transgéniques », existent depuis les années 1990 et sont conçus en combinant l'ADN de différents types d'organismes. En revanche, les nouvelles techniques génomiques permettent aux scientifiques de manipuler directement des régions spécifiques d'un génome afin de réduire le besoin de pesticides, de résister aux maladies, d'augmenter les rendements ou d'améliorer la résilience face au changement climatique – mais sans importer de matériel génétique de sources extérieures. Les « ciseaux génétiques » CRISPR, la technologie de pointe dans ce domaine, permettent aux scientifiques d'enlever, d'ajouter ou de réorganiser chirurgicalement le matériel génétique au niveau moléculaire.

L'évolution de la dénomination est donc loin d'être cosmétique. Les NGT représentent un énorme saut technologique, comme en témoigne le prix Nobel de chimie 2020 décerné à Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier, les deux scientifiques ayant mis au point CRISPR dans les années 2010.

Excès de prudence de l'Europe

Deux ans après l'annonce de l'UE, la Commission européenne vient de proposer l'assouplissement de ses règles restrictives en matière d'OGM pour les cultures n'ayant pas fait l'objet de plus de vingt modifications génétiques spécifiques. Selon ce projet, les pays de l'UE ne seraient plus en mesure d'interdire la culture des plantes issues des nouvelles techniques génomiques. Une décision se fondant sur une étude exhaustive ayant révélé, pour citer Maros Sefcovic, vice-président de la Commission européenne, « qu'il existe des preuves et une base scientifique suffisantes pour engager une action politique ciblée sur les plantes dérivées de certaines nouvelles techniques génomiques ».

Des plantes qui seraient traitées, sur un plan réglementaire, comme celles obtenues par des méthodes traditionnelles. Ce qui signifie que, contrairement aux OGM, elles ne seraient pas soumises à une évaluation exhaustive des risques ni à l'étiquetage obligatoire.

Si elle est effectivement mise en œuvre, cette évolution bienvenue ouvrira la porte à de nombreux nouveaux produits. Et fera en sorte que la législation européenne entre de plain-pied dans le XXIe siècle. Les cultures génétiquement modifiées ayant été largement adoptées dans de nombreuses régions du monde, un consensus scientifique s'est dégagé pour statuer que ces plantes sont aussi sûres à consommer que n'importe quel autre aliment. Reste que la méfiance du public, associée à un lobbying forcené de la part d'associations militantes, aura largement entravé l'adoption d'aliments génétiquement modifiés en Europe, où seule une poignée de produits ont jusqu'ici été autorisés (principalement pour l'alimentation animale). En outre, les excès de prudence de l'Europe ont, à leur tour, incité à l'adoption de politiques tout aussi restrictives dans les pays en développement.

Contrairement au Canada et aux États-Unis, où l'utilisation des OGM n'est généralement pas controversée, l'UE est une organisation supranationale composée de 27 pays membres. Les décideurs politiques de l'UE doivent donc composer avec une myriade d'attitudes différentes, spécifiques à chaque culture et enracinées dans l'histoire, sur la manière dont les aliments doivent être produits, vendus, commercialisés et consommés. Des attitudes qui ne sont pas toutes compatibles avec la science.

Au fil des ans, les bananes, le fromage, le bœuf et, plus généralement, la politique agricole commune (PAC) de l'Union européenne ont compté parmi les plus grosses querelles entre membres de l'UE. Les exhortations sentimentales à la pureté naturelle et aux recettes traditionnelles rencontrent encore un fort écho chez bien des Européens. Raison pour laquelle c'est une organisation italienne qui en est toujours à certifier l'authenticité des pizzas napolitaines, tandis que l'Allemagne applique une loi vieille de 500 ans et remontant au règne de Charles Quint, le Reinheitsgebot, pour codifier les ingrédients de la bière.

Au Kenya, s'adapter au climat sec

Face à une possible évolution de la législation, le gouvernement hongrois a réagi en déclarant considérer tous les aliments génétiquement modifiés comme trop risqués. Idem pour le gouvernement slovaque, qui rejette l'idée d'une distinction significative à faire entre les nouvelles techniques d'édition génomique et les OGM pour lesquels les règles de l'UE ont été élaborées à la base. Sans surprise, bien des politiciens écologistes et organisations militantes, comme Greenpeace, ont également fait part d'une opposition réflexe à de tels changements réglementaires, en estimant (peut-être à juste titre) que de nombreux électeurs et donateurs ne voudront rien savoir des avancées technologiques réalisées depuis que ces groupes ont commencé à défendre leurs positions anti-OGM à la fin des années 1990.

Des objections déconnectées de l'état actuel des connaissances scientifiques : des avantages énormes ont découlé de la modification génétique de cultures vivrières, obtenus grâce à de « vieilles » technologies OGM. Les promesses des NGT sont encore supérieures, et avec encore moins de risques.

Au Kenya, les agriculteurs se tournent vers des cultures génétiquement modifiées qui les aident à s'adapter à un climat de plus en plus sec. Avec la levée d'une interdiction de dix ans sur les OGM, le gouvernement kenyan aura permis à ses agriculteurs de faire face aux effets de plus en plus désastreux du changement climatique. Ironiquement, l'un des plus gros obstacles à cette mesure a été le lobbying d'écologistes progressistes occidentaux, qui ne cessent de faire paniquer leur monde avec le réchauffement climatique, tout en voulant priver les agriculteurs des pays pauvres d'un formidable outil pour y faire face.

Beaucoup d'Européens sont suffisamment privilégiés pour pouvoir avoir la nostalgie de l'approvisionnement alimentaire d'antan. En 2022, l'agriculture n'a contribué qu'à 1,4 % du PIB de l'UE. Au Kenya, par contre, on est à 33 %. En outre, dans ce pays, 80 % des emplois ruraux ont partie liée à l'agriculture. Voilà une région du monde où le risque de famine est bien réel.

Le maïs est un aliment de base pour les Kényans, qui s'en servent pour préparer l'ugali, une boule de farine cuite à l'eau qui compte parmi les plats les plus consommés dans le pays. Le maïs génétiquement modifié a séduit les agriculteurs kenyans, car les cultivars plus traditionnels de cette plante sont sensibles aux fluctuations de température. Qui plus est, une méta-analyse publiée dans Nature révélait que, entre 1996 et 2016, le maïs génétiquement modifié avait permis aux agriculteurs d'obtenir un rendement nettement supérieur à celui des variétés traditionnelles, avec des concentrations moindres en champignons et moisissures toxiques.

Éviter des programmes de sélection longs et coûteux

Les arguments en faveur des cultures produites par NGT sont encore plus forts, car leurs avantages sont le fruit de modifications génomiques très ciblées n'impliquant aucune importation de gènes étrangers. De fait, dans bien des cas, l'édition génomique ne revient qu'à préciser et accélérer des mutations génétiques (autrement aléatoires) observables dans toutes les formes de vie.

Ces mutations ne sont rien d'autre que la matière travaillée par les cultivateurs humains depuis des milliers d'années – ce sont elles qu'ils sélectionnent, croisent et reproduisent lorsqu'ils optent pour tel ou tel spécimen en fonction de son apparence et de ses caractéristiques, par exemple des racines robustes. Grâce aux ciseaux CRISPR et à d'autres NGT, ce processus peut aboutir à la conclusion souhaitée sans en passer par de longs et coûteux programmes de sélection. Pourquoi attendre des décennies pour obtenir les mutations aléatoires nécessaires à la production du type de maïs durable dont les agriculteurs kenyans ont dès maintenant besoin pour conjurer la faillite et la faim ?

Un autre facteur en jeu est l'influence considérable de personnalités anti-OGM telles que la célèbre activiste Vandana Shiva, pour qui les OGM sont un « poison » nous menant tout droit au « totalitarisme alimentaire ».

Le statut « héroïque » de Mamie Shiva

Ayant moi-même été charmée par Mamie Shiva, j'en étais venue à croire qu'elle menait une juste bataille contre de vilaines et puissantes entreprises. Des arguments encore inlassablement répétés, qu'importe le peu de preuves pour les étayer. Ce qui n'est en soi pas très surprenant. Comme le révélait une étude scientifique publiée en 2019, résumée en ces termes par un journaliste du New York Times : « Les personnes les plus opposées aux organismes génétiquement modifiés sont celles qui, en tendance, en savent le moins sur eux. »

Née à Dehradun, dans le nord de l'Inde, fille d'un fonctionnaire et d'une inspectrice d'école, Shiva a eu la chance de faire partie de la riche élite indienne. Après des études supérieures au Canada et en Inde, elle a fondé le groupe militant Navdanya, qui promeut l'agriculture biologique, la conservation des semences et les manifestations contre les OGM. On doit reconnaître au mouvement, qui se présente comme « dirigé par les paysans », « axé sur la Terre » et « les femmes », un certain génie de la communication pour titiller les rêveries éthérées des Occidentaux privilégiés :

Le soin et le soutien mutuel sont les devises de la vie, tant dans la nature que dans la société, agissant en interaction comme un tout et partageant des valeurs intrinsèques et des droits inhérents. La Terre, Gaïa, Terra Madre, est une planète vivante dont la riche biodiversité qui a évolué pendant des milliards d’années est la base de toute vie. Elle n’a rien d’une matière morte ni d’une matière première à exploiter et à dégrader. Le soin envers la Terre et toute vie est notre responsabilité éthique et écologique. Le soin envers la Terre est l’économie de la vie, oikonomia. […] Les économies de soins sont fondées sur l’égalité, la justice et la dignité pour tous et sont au cœur d’une démocratie vivante du peuple, par le peuple, pour le peuple. Aucune personne ou espèce n’est superflue. Les économies de la sollicitude génèrent de la nourriture pour tous, de la santé pour tous, du travail pour tous. Les économies de la cupidité sont fondées sur le contrôle centralisé, l’uniformité, la domination et la création de hiérarchies et constituent une menace pour la démocratie. La cupidité encourage l’utilisation de technologies qui ne prennent pas soin de la Terre mais lui nuisent ainsi qu’à ses habitants et rendent les êtres humains superflus. La démocratie de la Terre est la démocratie de toute vie, interconnectée et participative.Navdanya, manifeste des économies du soin et de la démocratie de la Terre

Quand j'étais jeune écologiste, je n'avais aucune raison de douter du statut « héroïque » de Shiva. La simplicité de son message sur le bien contre le mal – les paysans contre les entreprises, les vies contre les profits, les femmes contre le patriarcat – collait parfaitement à la vision du monde d'une jeune activiste en quête d'un sentiment de certitude morale absolue.

Le message de Shiva comportait également une dimension personnelle, puisqu'elle affirmait que l'introduction de semences de coton génétiquement modifiées produites par Monsanto (depuis racheté par Bayer AG), à partir de 2002, avait causé une vague de suicides de niveau « génocidaire » parmi les paysans indiens. Mes parents descendant de riziculteurs du Pendjab, le fait d'entendre ces propos pour la première fois a été un sacré choc. Et, c'est enhardie par Shiva, que j'allais organiser un échange de semences à Exeter, la ville anglaise où vivait ma famille, avec d'autres idéalistes cherchant à enseigner aux locaux comment pratiquer le jardinage durable et boycotter les « barons prédateurs » de « Big Agro ».

L'expérience m'a donné l'impression de marcher dans les pas de Shiva. Mais si distribuer des graines gratuites et encourager les gens à cultiver leurs propres plantes est tout à fait inoffensif, j'ai aujourd'hui pris conscience que mes motivations étaient fondées sur de fausses informations. Car, en réalité, le lien que Shiva prétendait établir entre les suicides de fermiers indiens et le coton génétiquement modifié n'avait pas le moindre fondement.

Des millions de morts évitées en Inde et au Pakistan

Ce qui allait également m'inciter à regarder de près d'autres affirmations, plus générales, de Shiva sur l'effet de la technologie sur la production alimentaire, a priori contradictoires avec les preuves incontestables des effets salvateurs de la révolution verte du XXe siècle. Une période qui aura vu, comme l'analyse Prabhu L. Pingali, notamment professeur au département des sciences nutritionnelles de Cornell, l'agriculture devenir le principal moteur de la croissance économique et le monde en développement connaître une période extraordinaire de productivité de ses cultures vivrières :

Bien que la population ait plus que doublé, la production de céréales a triplé au cours de cette période, avec une augmentation de seulement 30 % de la surface cultivée. Les prédictions alarmistes d’une famine malthusienne ont été démenties et une grande partie du monde en développement a pu surmonter ses déficits alimentaires chroniques.Prabhu L. Pingali, université de Cornell

En Inde et au Pakistan, en particulier, l'adoption de nouvelles variétés agricoles à la fin des années 1960 a pratiquement doublé les rendements en blé. Si ces deux pays s'en étaient tenus aux méthodes agricoles traditionnelles, chères à Shiva, des millions de gens seraient morts de faim.

Tout comme la Chine, l'Inde a été régulièrement frappée par des famines qui ont tué des millions de personnes, et ce jusqu'à tard au XXe siècle. Mais contrairement aux affirmations apocalyptiques de Shiva, voulant que la technologie moderne conduise à une famine de masse, aucun des deux pays n'a connu de famine au cours du dernier demi-siècle. En réalité, depuis les années 1980, le seul pays asiatique à avoir connu une famine est le royaume ermite de Corée du Nord – dont l'économie communiste est fondée sur les mêmes idéaux collectivistes que bien des écologistes utopistes continuent de soutenir.

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Heureusement, certains paysans ont commencé à riposter – et font grossir un mouvement populaire rejetant les lubies, scientifiquement discréditées de Shiva, voulant les couper de la prochaine révolution verte. Au début de l'année, par exemple, militants pro-OGM et agriculteurs ont manifesté au Kenya et en Ouganda pour protester contre les interdictions d'OGM qui y ont toujours cours et pour exhorter à l'adoption de variétés de semences améliorées.

En 2019, un syndicat d'agriculteurs indiens, le Shetkari Sanghatana, annonçait qu'il sèmerait des cultures génétiquement modifiées dans le Maharashtra, au mépris de la politique gouvernementale. Le groupe s'en remet également aux tribunaux pour s'opposer aux lois qui, en bloquant l'accès aux cultures génétiquement modifiées, priveraient les agriculteurs d'un droit à « choisir et vivre une vie digne ».

Un espoir venu d'Europe, enfin ?

Depuis plus de vingt ans, l'Union européenne joue en quelque sorte le rôle d'arbitre des débats sur les OGM, en amplifiant les préoccupations des militants au nom d'un bloc multinational représentant un sixième de l'économie mondiale. Que l'UE puisse enfin voir la lumière sur ce sujet crucial offre un espoir à des millions de consommateurs et d'agriculteurs – et pas seulement en Europe, mais dans le monde entier – qui, jusqu'à présent, se sont vu refuser les atouts des technologies OGM.

Sur toute la planète, les cultures NGT peuvent aider les sociétés à lutter contre la famine, la malnutrition, la cécité, la pauvreté et les effets du climat. En revanche, si les activistes européens anti-technologie l'emportent, il nous faudra peut-être attendre une autre génération avant que la volonté de réforme ne revienne. Le cas échéant, les plus grandes victimes seront celles qui, comme les compatriotes indiens de Shiva, ont été obligées d'ensemencer la terre avec les graines d'hier.

Zion Lights est une experte en communication scientifique, connue pour ses activités de défense de l'environnement. Elle a fondé le groupe d'activisme climatique Emergency Reactor, qui intègre la science à l'écologie. Ancienne porte-parole d'Extinction Rebellion, elle est l'autrice de The Ultimate Guide to Green Parenting. Vous pouvez la suivre sur X.

 

** Cet article est paru dans Quillette. Quillette est un journal australien en ligne qui promeut le libre-échange d'idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette jeune parution, devenue référence, cherche à raviver le débat intellectuel anglo-saxon en donnant une voix à des chercheurs et des penseurs qui peinent à se faire entendre. Quillette aborde des sujets aussi variés que la polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le racisme. Le Point publie chaque semaine la traduction d'un article paru dans Quillette

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