Le numérique : un monstre énergétique en expansion

Publié le par ottolilienthal

Noyés dans les écrans, nous sommes « des ruminants sous hallucinogènes »

« Nous avons perdu la nuit », écrit Bruno Patino, président d’Arte, dans « Submersion ». Dans cet essai, il livre un sombre diagnostic sur nos vies à l’ère numérique.

Il n’a rien d’un anticapitaliste décroissant, le couteau entre les dents. Bruno Patino, le président d’Arte, nous livre pas moins un regard acéré sur le torrent numérique en train de nous noyer. Son dernier livre Submersion, paru en octobre aux éditions Grasset, nous propose une plongée abyssale et intime dans les affres de l’existence contemporaine. Avec son déluge de flux, de signes et d’images qui nous assaillent.

À l’heure de la connexion permanente, « nous avons perdu la nuit », raconte-t-il. « Voici venu le temps de l’aube perpétuelle, de la lueur bleutée qui jamais ne s’éteint. Nos yeux ne se ferment plus. » Nous sommes comme des papillons attirés par la lumière. Les écrans ont dessiné la cage d’une nouvelle dépendance et nous ont enfermés dans le piège d’une virtualisation effrénée du monde. Tout s’accélère. « Les sens s’égarent, la pensée s’évapore, le corps se comprime. »

Tendinite du pouce et nuque baissée

Les chiffres que mentionne l’ancien journaliste donnent le tournis. 50 % des Britanniques passent plus de onze heures par jour derrière les écrans. 5,3 milliards d’humains sont connectés au quotidien. Nous touchons notre téléphone mobile plus de 600 fois par jour. Nous autres, Français, passons en moyenne 40 % de notre vie éveillée en ligne.

Ce n’est pas une simple évolution de la société mais un basculement anthropologique majeur. En l’espace de quinze petites années, nous avons vécu une révolution dont nous peinons à prendre la mesure. Une révolution qui a moins l’image des révoltes d’antan que celle d’une nouvelle domination.

En moins d’une génération, nous sommes devenus des « humains avec oreillettes » à la « nuque baissée », en quête de notre ration de dopamine dérisoire, d’un like, d’un share ou d’un émoji. Des hommes et des femmes au cerveau saturé qui attrapent la tendinite du pouce, pris dans une « centrifugeuse permanente de sollicitations ininterrompues ». Des individus fatigués et vulnérables.

« Des ruminants sous hallucinogènes »

« On republie, on repartage, on revisite, encore et encore, écrit-il. Avec l’aide des machines, dans l’univers du réseau, nous remâchons le passé sans le digérer. Nous sommes devenus des ruminants, qui regardons l’écran au lieu de regarder le train. Des ruminants sous hallucinogènes. »

C’est « un tsunami qui se cache derrière l’écran minuscule », alerte Bruno Patino. Pris dans le flot, nous tentons vainement de rester à la surface, nous faisons de grands mouvements pour « flotter sans grâce ». Mais nous n’arrivons pas à suivre le rythme.

 

La métaphore qu’utilisait Bruno Patino, dans ses précédents livres n’est plus d’actualité. Il imaginait que nous étions des « poissons rouges » et que nous tournions en boucle dans le bocal de nos écrans. Aujourd’hui, le bocal a explosé. C’est une autre image aquatique qu’il convoque désormais. Nous sommes littéralement « engloutis ». Le numérique est un trop-plein. « Une histoire d’eau qui n’en finit pas. La vague est à chaque fois plus haute. Il n’y a jamais de ressac. »

Lire aussi : Mille raisons de résister à la technologie numérique

L’attention, nouveau minerai du capitalisme

Que vaut notre libre arbitre face à ce mouvement tectonique ? Alors que nous sommes au seuil d’une nouvelle bascule avec l’émergence de l’intelligence artificielle ? Que nous promet l’avenir ?

« Nous n’avons même pas eu le temps de nous adapter à l’époque précédente que tout va changer », prévient Bruno Patino. Si, pour l’instant, on s’amuse encore avec Chat GPT, « ce qui s’annonce est un océan qui s’ajoute à l’océan. Un infini qui s’ajoute à l’infini ». Selon les prévisions, la production des données va augmenter de 40 % par an de 2023 à 2028. « Après Gutenberg et internet, nous voyons se dessiner l’apparition d’un troisième monde que nous peinons à nommer et que nous allons recevoir en pleine face. »

Bruno Patino n’est en rien un technocritique brûlant. Il veut continuer à croire que nous réussirons à « naviguer la submersion ». Il y a chez lui une pointe de naïveté mais son analyse de la situation n’en reste pas moins lucide :

  • Internet est le nouveau synonyme de l’accaparement et de la dépossession, dit-il. « Les investisseurs californiens ont centralisé et privatisé ce qui était comme un territoire vierge, le pays interconnecté, l’utopie déchue. » De nouvelles puissances nous exploitent. À l’image de l’industrie minière, elles prélèvent et extraient le filon de notre attention. Nous sommes nous-même devenus un produit. « Il y a tant de publicité à nous proposer, de marchandises à acheter, de transactions à nous faire faire », énumère-t-il. Chaque heure de notre vie est une cible pour l’ensemble des plateformes.
  • Pour résister, nous nous construisons vainement une vie de « garde-barrière ». On essaye de faire barrage. On pose des filtres, on érige des grilles, on active des outils de limitation de temps d’écran, on le passe en noir et blanc. Ces armes sont individuelles et illusoires. Peut-on seulement dompter la bête ?
  • La fatigue générale et l’ennui grandissent dans la société. L’insatisfaction permanente gagne du terrain. Nous déléguons de plus en plus nos choix quotidiens aux algorithmes. Tout devient prévisible et attendu. La déréalisation du monde s’intensifie, la solitude s’accroît. Le ministère de la Santé étasunien parle « d’épidémie d’isolement social ». « Où puis-je rencontrer des gens ? », « où puis-je me faire des amis ? » font partie des principales requêtes enregistrées par le moteur de recherche Google.

 « L’homme moderne est l’esclave de la modernité »

Face à ces grands bouleversements, il n’y a sûrement pas d’autres choix que la folie, le retrait ou la fuite. En 1931, Paul Valéry énonçait dans ses Regards sur le monde actuel une vision prophétique : « L’homme moderne est l’esclave de la modernité, écrivait-il. Il n’est pas de progrès qui ne tourne à sa plus complète servitude (…) Tout ceci nous vise au cerveau. Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes ni les feuilles n’entreront, dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, et de répétitions, de nouveauté et de crédulité. C’est là qu’à certains jours, on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres. » Arriverons-nous seulement aujourd’hui à bâtir ces cloîtres ?

Submersion, de Bruno Patino, aux éditions Grasset, octobre 2023, 144 p., 16 euros.
 
 

 

Et si on parlait de l'impact environnemental de l'intelligence artificielle?

C'est un procès que l'on a fait (et que l'on continue de faire) aux cryptomonnaies et les outils basés sur l'intelligence artificielle (IA) ne devraient pas y échapper non plus. C'est très sympa vos trucs innovants, mais ils consomment un peu trop d'énergie: est-ce qu'on est sûr que ça vaut le coup?

Une étude, relayée par le site The Verge, donne quelques éléments de comparaison pour nous aider à nous faire une idée: l'utilisation de l'IA développée par Google pourrait à elle seule consommer annuellement autant d'électricité qu'un pays de la taille de l'Irlande. En cause: la gourmandise énergétique des IA génératives qui nécessitent des serveurs puissants.

Ce conditionnel, «pourrait», appelle une précision. Alex de Vries, auteur de cette étude publiée dans la revue Joule, chercheur à la School of Business and Economics de l'université d'Amsterdam et fondateur de Digiconomist, un groupe de réflexion s'intéressant aux externalités négatives des activités économiques, se projette dans un monde où toutes les requêtes sur Google sont traitées par l'intelligence artificielle, ou bien si le moteur de recherche numéro un devenait ChatGPT, par exemple.

Ce n'est pas encore le cas et ça ne le sera pas tout de suite. En effet, l'auteur précise tout de même que traiter toutes les recherches faites sur Google avec de tels outils exigerait de la part du géant de Palo Alto d'investir lourdement: 512.821 supercalculateurs Nvidia HGX A100 pour un montant de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Nvidia devrait mettre environ cinq fois moins de serveurs sur le marché cette années. Et Google, même en cassant son PEL, n'a pas tellement intérêt de se lancer dans une telle course à l'armement technologique.

Apprendre plus, mais apprendre mieux

Mais on s'attend à ce que la pression concurrentielle entraîne une hausse de ce coût énergétique. Pour l'heure, ces supercalculateurs consomment entre 5,7 et 8,9 térawattheures (TWh) d'électricité par an, bien moins que les 205 TWh annuels des centres de données. En 2021, on estimait que l'IA mobilisait de 10 à 15% de la consommation électrique de Google. Ces chiffres sont amenés à augmenter de manière spectaculaire.

Le domaine de l'IA est, pas essence, très énergivore: comme l'indiquent Deep Jariwala and Benjamin C. Lee, professeurs et chercheurs à l'université de Pennsylvanie, c'est un changement de paradigme qui l'explique. Jusqu'ici, l'informatique traditionnelle nous permettait, en entrant les bonnes données, d'avoir un traitement très lourd pour obtenir un résultat qui aurait demandé trop de temps à un humain. L'IA commence par ingurgiter des sommes colossales de données, s'entraîne à les interpréter et, enfin, peut utiliser cet apprentissage pour répondre à des besoins.

Chez Google, on mise sur un effet d'apprentissage vertueux qui permettra, au fur et à mesure du développement, d'observer un coût énergétique en deçà des prévisions. Plus on forme les IA, plus elles sont efficaces dans leur apprentissage. Mais le schéma rappelle davantage celui des cryptomonnaies qui a, malgré les mises en garde, conduit le Bitcoin a afficher un bilan environnemental comparable à celui de la viande de bœuf.

Il va donc falloir optimiser ces procédures, miser sur de l'énergie verte et, peut-être, réfléchir à hiérarchiser les besoins. On devrait être capable encore quelques années de rechercher une recette de béchamel sans faire appel à l'intelligence artificielle et se demander si on a vraiment besoin de voir le pape François en doudoune (mais peut-être que si, qui sait).

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