l'arnaque des placements en lettres et manuscrits

Publié le par ottolilienthal

Proust, Baudelaire, Bernanos… L’incroyable fraude aux manuscrits anciens

Des dizaines de profanes en art ont investi leurs économies dans des lettres autographes des plus grands auteurs et artistes du monde. Illusions perdues.

Qui n'a jamais rêvé de posséder, à soi, quelques mots écrits de la plume d'un écrivain adoré, d'un romancier qui aurait bercé nos insomnies, d'un peintre dont on aurait tant contemplé l'œuvre au musée ? Baudelaire, Proust, Tolkien, Magritte, Auguste Renoir, Maurice Ravel, Jules Barbey d'Aurevilly, Georges Bernanos, Roland Barthes ou encore Pierre Choderlos de Laclos, l'auteur des Liaisons dangereuses… Il peut s'agir de quelques missives anodines, et sans importance, adressées à un ami, de l'ébauche d'un chef-d'œuvre littéraire couché sur papier, ou d'une correspondance nourrie entre deux personnages de l'histoire culturelle française. De telles lettres, les catalogues de la librairie Signatures, en contiennent des dizaines.

Pendant des années, le concept d'Artecosa (société présidée par Luc Mazet) et de sa vitrine, la librairie Signatures, fut celui-là : s'appuyer sur le nom de personnalités historiques et proposer à des investisseurs, peu connaisseurs en art, de se forger une collection de photographies ou de manuscrits de valeur, pour ensuite les garder ou les revendre, et tirer de l'opération de substantiels bénéfices. Si l'idée peut sembler belle, le marché, lui, se révèle très volatil… jusqu'à s'effondrer en 2014 en même temps qu'éclate le scandale Aristophil, célèbre maison de vente de manuscrits anciens tombée en disgrâce et soupçonnée d'escroquerie en bande organisée.

C'est à cette période-là que Pierre*, un artisan d'une cinquantaine d'années, qui n'a jamais fait le moindre placement en Bourse, n'a aucune compétence particulière en finance et ne connaît absolument pas le marché de l'art, se lance en 2014. Convaincu par son frère et un gestionnaire de fortune aux solides arguments, il dépense 500 000 euros, à savoir le montant d'un héritage que son épouse vient de percevoir. Huit ans plus tard, il est l'un des très nombreux plaignants qui, mercredi 23 mars, affrontera la société Artecosa et ses dirigeants, poursuivis en justice pour pratique commerciale trompeuse. Sa collection d'œuvres vaut cinq fois moins que ce qu'on lui avait promis. Pierre a perdu une très large partie de ses économies. « On devait gagner 7,5 % par an, sinon je n'aurais jamais investi cette somme-là ! Alors d'accord, ce n'étaient pas des tableaux de Picasso, mais on y croyait ! Ils nous ont trompés, on a été escroqués ! », explose-t-il aujourd'hui. Selon les enquêteurs, entre 2014 et 2016, Artecosa aurait vendu pour plus de 25 millions d'euros d'œuvres…

Avantages fiscaux importants et très bonne rentabilité, selon l'entreprise

Artecosa a bien travaillé son argumentaire. Les prospectus vantent un investissement de niche, capable de « s'adapter à tous les budgets » et qui « offre des avantages fiscaux importants ». Les plaquettes de présentation distribuées aux gestionnaires de patrimoine et chargées de convaincre leurs clients donnent à voir une entreprise sérieuse et bien installée. « L'ensemble des œuvres sont expertisées en interne et/ou en externe, lit-on. Nous nous efforçons d'acheter au meilleur prix. »

Le principe se veut simple : le client commande un certain nombre d'œuvres qui correspond au montant qu'il souhaite investir. Le tout forme une collection, dont il laisse la garde à Artecosa. Les contrats sont signés pour cinq ans. « La promesse de vente est accordée après ce délai. Le prix est valorisé de 7,5 % par an du montant initial de la collection », apprend-on encore dans la réclame de la société. En clair : l'investisseur est convaincu qu'Artecosa a l'obligation de lui racheter sa collection au bout de cinq ans, augmentée d'un rendement de 7,5 % par an.

 

Œuvres bien supérieures au prix du marché

Mais quand les enquêteurs de la DGCCRF et de la Brigade de répression de la délinquance économique (BRDE) s'intéressent à la société, ils découvrent une tout autre réalité. D'abord les œuvres ne sont pas vendues aux investisseurs au prix du marché. En analysant 1 400 pièces, ils ont estimé le taux de marge moyen à 74 %. « Les prix de vente Artecosa sont donc bien plus élevés que les prix d'achat. Ces marges élevées peuvent surprendre, notamment au regard des informations que la société délivre aux investisseurs, sur ses prix de vente censés refléter la valeur réelle du bien », notent les enquêteurs.

Lesquels ajoutent que les informations communiquées à l'investisseur ne visent qu'à le « conforter dans l'idée qu'il aurait d'un marché en développement et sécurisant. » La « pratique généralisée d'augmentation drastique du prix par Artecosa » leur est cachée, affirme encore la DGCCRF. Pour se fonder leurs convictions, les enquêteurs s'appuient notamment sur un mail saisi en perquisition en 2016, adressé à Artecosa par un expert indépendant en autographes, et dans lequel celui-ci s'inquiétait des prix pratiqués par la société.

 

« Pour les estimations, vous n'y avez pas été de main morte… J'espère que vous avez des clients fortunés pour venir à la vente… Ou alors vous ne voulez pas que les pièces se vendent ! Certains documents sont très facilement retrouvables sur Internet ; les estimations ont été 4 à 5 fois multipliées par rapport au prix d'achat (Bonnard, Chateaubriand, Freud, Flaubert, Hahn, Rodin, Rossini, Sand…) », peut-on lire.

« Documentation commerciale flatteuse et trompeuse », selon un avocat

Autre problème : le rachat des œuvres n'est pas du tout automatique, comme pouvaient le laisser penser les tracts fournis aux potentiels clients. Interrogé sur cette ambiguïté contractuelle, le dirigeant de la société se montre mal à l'aise devant la police. Cette dernière résume : « M. Mazet n'a pu, confronté à ces documents dans lesquels il est mentionné qu'Artecosa s'engage à racheter les pièces à l'issue des cinq ans, qu'affirmer qu'il s'agissait d'une erreur. »

Suffisant pour emporter la condamnation d'Artecosa devant le tribunal correctionnel ? « Artecosa et ses représentants, guidés par l'appât du gain, se voient justement reprocher d'avoir cumulé mensonges et tromperies au préjudice de centaines d'investisseurs. Le montage baroque, imaginé et construit par Artecosa, a appauvri des centaines de consommateurs aveuglés par la documentation commerciale flatteuse et trompeuse qui lui était présentée. Compte tenu de la gravité des faits et de l'atteinte portée aux consommateurs, estimée à plusieurs dizaines de millions d'euros, il est indispensable que les victimes puissent obtenir réparation », réagit Me Loris Palumbo, avocat de plusieurs parties civiles.

Me Daphné Belot, l'avocate de la société, affirme quant à elle que les faits sont totalement contestés par ses clients, démentant du même fait qu'Artecosa et Aristophil soient des affaires « cousines ». Là où les clients d'Artecosa acquéraient la totalité des œuvres qui leur étaient vendues et devenaient donc immédiatement propriétaires, ceux d'Aristophil n'achetaient que des quotes-parts, fait-elle remarquer. « Les contrats proposés par Signatures [anciennement Artecosa, NDLR] n'ont jamais été retoqués par aucune autorité. La société a toujours respecté ses engagements », assure Daphné Belot, qui entend également, à l'audience, démontrer que les calculs des enquêteurs, selon lesquels Artecosa aurait pratiqué une marge moyenne de 74 % à la revente, sont erronés.

Marc Leplongeon

 

 

La Roche Tarpéienne est proche du Capitole, même à Paris où les collines restent pourtant moins nombreuses qu'à Rome. Il y a un mois encore, Aristophil lançait de grandes invitations, avec palace et dîners compris, à l'intention d'éventuels investisseurs. La société présentait au même moment à des amateurs choisis son dernier achat (pour 7 millions d'euros). Il s'agissait de l'original des "120 Jours de Sodome" de Sade, longtemps conservé à la Fondation Bodmer de Cologny. Soirée chic au domicile d'Aristophil, logé depuis 2012 dans l'ancien Hôtel de Cambacérès, rue de l'Université. Une somptueuse maison avec boiseries Louis XV d'époque, acquise pour 28,5 millions d'euros.

 

Spécialisé dans les lettres et manuscrits de prestige, Aristophil vacille aujourd'hui sur ses bases. Le siège social comme le domicile de son fondateur Gérard Lhéritier, 66 ans, ont fait l'objet de perquisitions à la mi-novembre (1). Le site internet a été fermé (2). Les presses financière et spécialisée s'inquiètent et s'interrogent sur l'affaire révélée le 18 novembre par "Le Point". Que va-t-il arriver, alors que la situation se détériore chaque jour davantage? Les grands mots ne font plus peur. Il a aujourd'hui soupçon d'"escroquerie en bande organisée". Voilà qui sent la fausse note au milieu d'un concert voulu très classique...

Un modeste début niçois

Avant de poursuivre, un peu d'histoire s'impose pour y voir clair. Gérard Lhéritier, qui ressemble à un taurillon fonceur, commence modestement. Ce fils de plombier, ancien militaire, dépourvu de tout diplôme ronflant, crée une petite SARL à Nice. Nous sommes en 1990. L'extension reste lente. En 2000, Aristophil n'est arrivé qu'à Villeneuve-Loubet, dans les Alpes Maritimes. A une époque où tous les biens se font volatils et spéculatifs, l'homme propose du concret. Le marché des manuscrits et autographes, genre respectable s'il en est, se voit appelé selon lui à un aussi bel avenir que la peinture contemporaine ou la photographie d'artiste.

Son entreprise se base sur l'actionnariat. Les investisseurs, parfois modestes, possèdent des parts. Le capital est formé par les manuscrits que Lhéritier achète et revend à Aristophil. Avec de juteux bénéfice pour le monsieur, bien sûr! Un texte d'Einstein, payé 500.000 euros, se voit ainsi mis dans la caisse commune contre 12 millions. Seulement voilà. Gérard Lhéritier promet de gros intérêts à ses participants: 8% par an. Le pactole. Et jusqu'ici, il a apparemment tout payé.

Un jeu de l'avion

En grattant un peu, le curieux se rend cependant compte que le système comporte deux pièges. Le premier est que Lhéritier surpaye les œuvres en vente publique pour faire croire à l'existence de cotes vertigineuses. "Quand il ne répond pas présent, les manuscrits demeurent invendables", s'inquiètent les commissaires priseurs. Le second hic est qu'il lui faut toujours davantage d'investisseurs afin de grossir la boule de neige. "L'argent des nouveaux venus paie les gains à verser aux anciens", résume un observateur. Bref, c'est une sorte de jeu de l'avion. Les pessimistes évoquent évidement le fantôme d'un certain Madoff...

Les premiers soupçons d'une bulle financière artificielle et frauduleuse datent d'il y a déjà quelques années. Il s'agissait d'une rumeur sans suite. Il fallait rester prudents. Il n'existait aucune preuve et Gérard Lhéritier agitait d'excellents avocats. La Belgique, où l'homme a implanté une filiale en 2005 (il en existe une autre à Genève depuis 2011), a été la première à réagir. Son enquête pour irrégularités remonte à 2012. La période d'extension maximale d'Aristophil. L'année précédente, la société avait quitté ses locaux de la rue de Nesles pour établir sur un très grand pied son musée au faubourg Saint-Germain. Parrain de l'opération: Patrick Poivre d'Arvor.

Un risque de krach sur un marché très pointu

Fin novembre 2014, Aristophil se retrouve donc au bord du précipice. On parle d'un énorme trou. J'ai lu dans la presse jusqu'à 500 millions d'euros pour une société dont le chiffre d'affaires était de 170 millions en 2012. Un trou que la panique des investisseurs risque de grossir. Il y aurait 16.000 actionnaires. On ne pourra jamais tous les rembourser rapidement. La France connaît cette situation depuis la chute du "Système de Law", en 1722. Dès que l'activité du jongleur cesse, tout s'écroule.

Il semble en plus impossible de vendre correctement en un temps bref les 130.000 lettres et manuscrits réunis, comme pourraient l'exiger des créanciers. "Nous nous réjouissons de voir l'abcès crevé", expliquent à Genève des bibliophiles. "Une telle abondance ne pourrait cependant produire qu'un krach dans ce domaine. On aura passé d'un coup du marché asséché à l'inondation incontrôlable."

Mécénat déductible des impôts

Gérard Lhéritier n'a bien sûr pas fit son dernier mot. L'homme demeure un beau parleur. Il va sans doute insinuer qu'il y a eu complot. Il a acquis agressivement contre l'Etat les notes du général de Gaulle à Londres. Un Etat dont il se fait parfois le mécène pour se faire pardonner. Une bonne affaire pour lui, cela dit en passant. Son mécénat (il a promis le manuscrit de Sade pour 2019) est déductible à 90% de sa feuille d'impôts.

La suite au prochain épisode.

 

Etienne Dumont

 

(1) La police a même inquiété un grand libraire, qui faisait encore le beau à la Biennale des Antiquaires de Paris en septembre 2014. Il y proposait notamment le manuscrit de "De l'Allemagne" de Germaine de Staël.

(2) Le site genevois d'Aristophil reste ouvert.

 

 

Publié le 28 Novembre 2014

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