Les pétitions en ligne, ce fléau des temps modernes
Alors que la pétition contre la loi Duplomb va franchir le million de signatures, le constitutionnaliste Benjamin Morel décrypte les limites juridiques et politiques de cette mobilisation inédite
Alors que la pétition contre la loi Duplomb, lancée le 10 juillet, s'apprête à franchir le cap symbolique du million de signatures, un débat inédit pourrait s'ouvrir à l'Assemblée nationale. La présidente Yaël Braun-Pivet s'est dite « favorable » à son organisation, tout en rappelant qu'il « ne pourra en aucun cas revenir sur la loi votée », censée « sauver un certain nombre de nos agriculteurs ».
Le texte autorise par dérogation l'usage de l'acétamipride, un pesticide interdit en France mais autorisé ailleurs en Europe jusqu'en 2033, un produit réclamé par les betteraviers et décrié par les apiculteurs. Pour le constitutionnaliste Benjamin Morel, cette mobilisation record n'aura aucun impact : elle révèle au contraire les blocages d'un système où l'on « donne l'illusion d'agir, tout en empêchant toute conséquence réelle ».
Le Point : Le seuil constitutionnel des 500 000 signatures a été franchi pour la pétition contre la loi Duplomb. Concrètement, que se passe-t-il maintenant ?
Benjamin Morel : D'abord, cela va passer en conférence des présidents à l'Assemblée nationale. Cette conférence vote selon un système de pondération : chaque président de groupe pèse autant que son groupe, moins les autres membres de ce groupe déjà présents. Par exemple, Gabriel Attal pèse le poids du groupe Renaissance, moins la présidente de l'Assemblée et de ses présidents de commission. Donc, même si Yaël Braun-Pivet s'est dite favorable à un débat, elle ne pèse pas tant que ça dans cette instance. Sa voix a surtout une portée symbolique et morale. Il n'est pas certain que la pétition soit inscrite à l'ordre du jour, mais c'est une hypothèse très probable compte tenu de la pression politique et médiatique.
Et si la conférence accepte ?
Il faudra inscrire le débat à l'ordre du jour, sans doute lors d'une semaine de contrôle. Cela ne pourra pas se faire avant la fin septembre, car il n'y a pas de session extraordinaire d'ici là. Et ce débat, s'il a lieu, n'aura aucun effet juridique sur la loi elle-même. Il s'agit d'un simple débat parlementaire, sans vote ni conséquence directe.
Mais une nouvelle proposition de loi pourrait-elle être déposée ?
Oui, tout à fait. Un groupe, disons Les Écologistes par exemple, pourrait décider de déposer une proposition de loi (PPL) visant à abroger la loi Duplomb. Ils pourraient l'inscrire dans leur « niche parlementaire ». On peut aussi imaginer une PPL transpartisane. Mais, là encore, son inscription à l'ordre du jour dépendrait de la conférence des présidents.
Et surtout, cette initiative est indépendante de la pétition : même sans débat public lié à celle-ci, une PPL pourrait être déposée et discutée. Il ne faut pas croire que la pétition déclenche mécaniquement un processus d'abrogation.
Le Parlement peut-il rouvrir directement le texte déjà voté ?
Non. Une fois qu'une loi est votée définitivement, elle ne peut plus être modifiée dans la foulée. Il faut repartir de zéro, via une nouvelle proposition de loi. On entre alors dans ce que j'appelle le « temps post-parlementaire » : soit un recours devant le Conseil constitutionnel, puis la promulgation de la loi par le président.
Emmanuel Macron peut-il refuser de promulguer cette loi, comme le demandent certains élus de l'opposition ?
Non. C'est une idée qui revient souvent, mais elle est très dangereuse. La Constitution ne donne aucun pouvoir d'appréciation au président à ce stade. Il dispose d'une compétence liée. La promulgation n'est pas un choix, c'est une obligation. Même en période de cohabitation – ce qui n'est pas le cas aujourd'hui –, aucun président n'a jamais sérieusement envisagé de ne pas promulguer une loi votée.
Refuser la promulgation, ce serait rétablir un veto présidentiel. Ce serait très inquiétant.
D'ailleurs, c'est un peu paradoxal que cette demande vienne de la gauche : historiquement, elle s'est pour la première fois constituée contre le veto royal en 1791, et là, on propose de rétablir une sorte de veto présidentiel. En effet, le président pourrait, en ne promulguant pas, mettre son veto au choix des parlementaires. Ce serait très inquiétant du point de vue de l'équilibre démocratique.
Après une forte mobilisation citoyenne, une loi comme celle-ci peut-elle être gelée ou suspendue ?
Juridiquement, non. Mais politiquement, il existe un précédent : en 2006, lors de la crise autour du CPE, Jacques Chirac avait promulgué la loi, comme l'exige la Constitution, tout en demandant au gouvernement de ne pas publier les décrets d'application. Cela avait permis de gagner du temps, puis de revenir en arrière par une autre loi.
On pourrait imaginer le même scénario aujourd'hui : le gouvernement pourrait décider de ne pas appliquer immédiatement la loi Duplomb, voire proposer un nouveau texte d'équilibre. Cela dit, vu le contexte politique actuel, on voit mal l'exécutif prendre ce risque. Ce serait reconnaître une erreur et rouvrir une crise avec le monde agricole.
Un recours a pourtant été déposé devant le Conseil constitutionnel. Peut-il aboutir ?
Peu probable. Le recours porte sur l'usage de la motion de rejet préalable à l'Assemblée, qui a permis de ne pas examiner le texte article par article. Or cette procédure a déjà été utilisée au Sénat pour contourner l'obstruction parlementaire, et le Conseil constitutionnel ne l'a jamais remise en cause.
Le Conseil peut contrôler un vice de procédure, à condition que cela touche un droit constitutionnellement consacré, il ne juge pas l'opportunité politique des votes. Jauger du pourquoi les députés ont voté cette motion serait étrange. Il contrôle la conformité de la procédure, il ne sonde pas les reins et les cœurs qui mènent au vote. Un contrôle d'opportunité sur le contenu des débats serait une rupture majeure de doctrine, et je n'y crois pas du tout.
Si la loi est promulguée, le gouvernement est-il contraint de l'appliquer immédiatement ?
Oui en théorie, mais il dispose d'une marge de manœuvre via les décrets d'application. Il peut prendre son temps, différer certaines mesures, moduler leur portée. C'est un levier purement politique, mais légal. S'il voulait gagner du temps ou ménager les oppositions, l'exécutif pourrait utiliser cette lenteur réglementaire.
Le gouvernement pourrait-il proposer une loi correctrice ?
Théoriquement, oui. Mais encore faudrait-il qu'elle soit votée… Or je doute que les députés de la majorité aient très envie de rouvrir un texte aussi explosif. Revenir devant l'Assemblée sur un sujet aussi conflictuel, dans ce contexte, ce serait prendre un risque politique considérable.
Cette séquence relance-t-elle le débat sur le référendum d'initiative citoyenne ?
Oui, clairement. En Italie, 500 000 signatures suffisent pour déclencher un référendum veto. Si la France disposait d'un tel outil, cette mobilisation aurait pu bloquer la loi Duplomb. Mais chez nous, ce n'est pas possible. Le référendum d'initiative partagée (RIP) impose d'attendre un an après la promulgation de la loi, et nécessite 4,9 millions de signatures – contre 500 000 en Italie.
En Italie, 500 000 signatures suffisent pour déclencher un référendum veto. Chez nous, c’est impossible
Et contrairement à ce qu'on entend parfois, les RIC ne paralysent pas les démocraties. Il n'y a pas un référendum tous les quatre matins en Italie, et leur système fonctionne. Il faudrait arrêter les fantasmes autour de ça. La séquence actuelle montre à quel point notre modèle de participation citoyenne est verrouillé. C'est peut-être l'occasion de remettre ce débat sur la table.
Qu'est-ce que révèle cette forte mobilisation en ligne selon vous ?
Elle montre que des réseaux de mobilisation peuvent encore porter des causes dans l'espace public. Mais il ne faut pas se raconter d'histoires : si cette pétition a décollé, c'est parce que des partis et associations de gauche se sont mobilisés. Ce n'est pas une mobilisation spontanée du peuple français qui se serait réveillé un matin avec l'idée de signer contre la loi Duplomb. Ce genre de démarche repose toujours sur des relais militants. Ce n'est pas un mal, mais il faut le garder à l'esprit quand on parle de « démocratie directe ».
Oui, très clairement. Dans beaucoup de pays européens, quand une pétition atteint un certain seuil, elle donne lieu à une proposition de loi qui doit être débattue. C'est très différent du système français où, même avec 500 000 signatures, on n'est pas certain d'avoir un débat – et quand il a lieu, il ne débouche sur rien.
Le droit de pétition en France, comme le référendum d’initiative partagée, sont des usines à frustration
Le droit de pétition en France comme le référendum d'initiative partagée sont des « usines à frustration ». On ouvre des voies en apparence démocratiques, mais sans débouché. Résultat : on fabrique une mobilisation qui se heurte à un mur, un mur qui n'est pas incident mais a été mis là sciemment. Et donc, paradoxalement, ces dispositifs censés renforcer la démocratie populaire accentuent en réalité la fracture démocratique.
Donc, mieux vaut ne rien faire que d'instaurer des mécanismes vidés de leur sens ?
Soit on assume qu'il n'y a pas de démocratie directe, et on supprime ces outils symboliques, soit on va au bout du raisonnement. Il faut que les pétitions puissent déclencher une proposition de loi, soumise à un vote. Sinon, on aura bientôt un million de personnes persuadées que leur mobilisation a été méprisée – parce que la réponse parlementaire aura été un débat de quelques heures un vendredi après-midi… sans vote, sans suite. Et ensuite, des mois plus tard, une proposition de loi qui ne sera sans doute pas votée. Tout ça donnera à ces citoyens le sentiment que la démocratie ne fonctionne pas, qu'ils parlent dans le vide.
Pourquoi, selon vous ?
Parce que les responsables politiques ont peur de l'expression populaire. Le traumatisme des référendums ignorés ou contournés a laissé des traces. Alors, on concède des outils participatifs sur le papier, mais on s'arrange pour qu'ils n'aient aucune portée réelle. C'est une façon d'ouvrir un peu la porte tout en verrouillant l'entrée.
C’est pire que de ne rien faire : on crée de faux espoirs, pour ensuite expliquer que c’était symbolique
De façon très parlante en 2008, on enterre le vote de 2005 en réunissant le Congrès pour adopter le traité de Lisbonne, et on introduit le RIP dans la Constitution que l'on pense comme une usine à gaz ne pouvant jamais être utilisée. Mais c'est pire que de ne rien faire : on crée de faux espoirs, des appels d'air, pour ensuite dire aux citoyens que tout cela était symbolique. Et cette mécanique creuse encore plus la fracture entre institutions et société.
Pensez-vous qu'il y ait un véritable appétit politique pour réformer ces dispositifs de participation citoyenne ?
Il y a un appétit citoyen, oui. Mais du côté des responsables politiques, il y a surtout une grande crainte. Les référendums veto, ceux qui permettent de s'opposer à une loi, fonctionnent dans beaucoup de pays, justement parce qu'il est beaucoup plus facile de mobiliser contre que pour un texte. En France, on a explicitement interdit cette possibilité avec le référendum d'initiative partagée (RIP), puisqu'on ne peut pas contester une loi votée depuis moins d'un an. Pourquoi ? Parce qu'on a très peur que le peuple dise aux représentants : « Vous n'êtes pas si représentatifs que ça. »
Or ce genre de mécanisme existe en Suisse, en Italie… et ces démocraties ne se sont pas effondrées parce que, ponctuellement, les citoyens ont dit non. Il existe en réalité une forte défiance des politiques envers les citoyens, sur tous les bancs. Ils se sentent fragilisés et, par réflexe défensif, construisent des usines à gaz qui ne font qu'aggraver cette fragilité. C'est un cercle vicieux.
Mais le fait que la pétition contre la loi Duplomb atteigne (et dépasse probablement) le million de signatures, n'est-ce pas aussi le signe d'une vitalité démocratique ?
Si, bien sûr. Il y a une vraie demande de participation. Mais là encore, il ne faut pas être naïf : cette mobilisation est portée par des réseaux militants très identifiés. Quand on regarde, par exemple, la carte des signataires contre la privatisation d'Aéroports de Paris, elle recoupe très exactement les implantations d'Europe Écologie Les Verts et de La France insoumise. Donc il y a une structure politique derrière.
Cela dit, cela n'enlève rien à la force du phénomène : il y a une demande réelle d'intervention citoyenne. Même sur des sujets très spécifiques. Regardez la pétition contre les nouveaux vitraux voulus par Emmanuel Macron à Notre-Dame de Paris : 300 000 signatures ! C'est un sujet de niche, mais il y a eu une dynamique.
Et pourtant, peu d'effet…
Exactement. C'est bien là le problème : que fait-on de ces mobilisations ? Dans le cas des vitraux, on a une pétition massive d'un côté, et de l'autre, un caprice présidentiel. Le fait du prince. Le second l'emporte sur le premier. Pourtant on dit qu'Emmanuel Macron s'inquiète de la rupture démocratique et que c'est pour cela qu'il songe tant à des référendums… Donc oui, il y a une énergie démocratique, mais elle ne trouve pas de débouché institutionnel.
C'est ce décalage qui fragilise notre démocratie. Ces emballements citoyens continuent d'exister, parfois sans relais médiatique, parfois sans espoir réel d'influence. Et c'est justement ce qui les rend admirables… mais aussi ce qui rend leur impuissance si frustrante
De nos jours à chaque fois que l'on se sent l'envie de pousser une gueulante, on en partage une sur le net
Qui n'a jamais reçu dans sa boîte mail ou sur sa page Facebook une de ces annonces vous suppliant de signer là, maintenant de suite, une pétition sur tous les sujets possibles et imaginables: la libération de Toto, le perroquet de tante Jacqueline détenu en toute illégalité par les autorités indonésiennes. Le droit pour les nudistes de voter à poil le jour des élections. Le rétablissement de la peine de mort pour les vendeurs de fleurs qui saccagent les bocages normands. La création d'une haute autorité sur les problèmes hémorroïdaires qui empoisonnent la vie des Français.
Quand ce n'est pas le souhait tout personnel de voir Gérard se laisser pousser la moustache.
Tout y passe: de la création d'une nouvelle école à la dénonciation d'une injustice en passant par les mille et une causes dont chacun comprendra l'impérieuse nécessité de la soutenir. C'est ainsi que de nos jours à chaque fois que l'on se sent l'envie de pousser une petite gueulante, au lieu de hurler sur les enfants ou de secouer son chien ou les deux à la fois, on sort de sa poche une pétition et attention Messieurs les puissants, Mesdames les décisionnaires, fini de plaisanter, le vent de l'histoire est en train de tourner.
Auparavant, pour se faire entendre, de son bureau, on tirait son plus beau papier et d'une écriture soignée, en des termes plus ou moins circonstanciés, on se permettait d'attirer l'attention de Monsieur le maire sur les travaux de voirie de l'avenue Jean-Jaurès «qui provoquent un tel vacarme qu'on est obligé d'augmenter le son du téléviseur pour entendre le journal de Jean-Pierre Pernaut et encore, parfois même cela ne suffit pas, et on doit se contenter des images pour comprendre de quoi il en retourne».
Aujourd'hui fini ces blablas. En trois clics, et sans rien débourser, on sort direct la bombe atomique, la putain de pétition qui envoie du lourd, du très lourd même. «Halte aux travaux de l'avenue Jean Jaurès!» Et voilà, qui m'aime me signe. Moi par principe, je ne signe jamais. Jamais. Un principe de vie et de précaution où la finalité suprême est d'être le moins emmerdé possible. Donc, vous êtes gentil avec votre pétition, mais ce sera sans moi
Je suis anti pétitionnaire dans l'âme. D'ailleurs je ne les lis jamais, convaincu de leur parfaite inutilité voire de leur supercherie. À qui fera-t-on croire que quelques signatures apposées à la suite d'une pétition ont déjà occasionné un quelconque changement de cap? Pétitionner, c'est reconnaître sa défaite et admettre son impuissance. Certes on jouit de voir son indignation ainsi étalée au grand jour mais pour quel résultat si ce n'est quelques accommodements rapiécés que les décideurs jetteront à l'opinion comme un signe d'apaisement avant de tranquillement mener à bien le projet tant décrié?
Les pétitions sont les postillons de la démocratie. Elles donnent l'illusion du pouvoir mais débouchent immanquablement sur des déconvenues. Parfois on les signe même sans savoir de quoi il en retourne, par amitié ou désœuvrement. Le temps d'un instant, on se sent important, et puis l'euphorie retombée, on reste seul avec son indignation comme ces malheureux dans la rue qui vous interpellent d'une voix sonore, et qui défaits, restent là dans leur coin à maugréer quelques insultes ou à pleurer sur leur infortune.
Pourtant devant les injustices qui nous révoltent, il nous faut bien entreprendre quelque chose, sinon à quoi bon vivre? C'est peut-être le seul aspect positif de la pétition, elle redonne de la dignité aux gens, un brin d'espoir, une soupape à cette colère qui sans elle se retourne sur elle-même, grignotant l'âme de relents amers. Soudain, on se trouve des milliers et dans cette ivresse qui monte à la tête, on se voit déjà triomphant, déjà vainqueur, déjà sur le podium.
Et puis le temps passe, les appuis hier enthousiastes vous abandonnent, ils se sont égarés vers d'autres combats. Vous voilà seul. Bientôt l'écho de votre colère disparaît. Vous étiez à la tête d'une armée de fantômes qui en fait –vous vous en rendez compte trop tard– n'ont jamais vraiment existé. Votre combat n'est pas le leur, il ne le sera jamais et dans cette amertume qui vous saisit tout entier, c'est aussi un peu sur vous-même que vous pleurez.
Non, les pétitions ne servent à rien si ce n'est à se donner de faux espoirs.
Ceci dit, le premier qui en lance une sur le thème: «Débarrassez Slate de ce crétin de Stabilovitsch», je la signe sur-le champ.
Au boulot, bande de doux rêveurs!
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