complotistes niouzes

Publié le par ottolilienthal

En 2020, le complotisme a fait vriller leurs parents

Jusqu'à présent, on était confronté au complotisme de temps en temps. Et puis est arrivé le Covid-19.

C'est une conversation banale entre une mère et son fils par temps de Covid-19. «J'ai installé l'application StopCovid sur mon téléphone», lance Paul* à sa mère. «Mais pourquoi t'as fait ça, tu vas être surveillé par le gouvernement!», lui répond-elle sèchement.

En réalité, Paul s'attendait à ce genre de réponse. «À chaque fois que je vais la voir, j'ai droit à un débat comme ça, déplore-t-il. Sur le nouvel ordre mondial, sur Trump, sur des choses qu'il faut révéler au monde entier.» Depuis le début de la pandémie, ses discussions avec sa mère sont toutes de cet ordre-là. «Elle est irrécupérable», se résigne le trentenaire.

Paul a vu lentement sa mère basculer dans le complotisme, sans vraiment imaginer qu'elle en arriverait là aujourd'hui. À la base, il la décrit comme quelqu'un de gauche «voire d'extrême gauche», portée sur la nature, l'écologie, le tai-chi et la médecine alternative. Petit à petit, il l'a vue développer une haine contre Emmanuel Macron, se rapprocher des idées de l'UPR de François Asselineau, puis de Florian Philippot. Le Covid est venu terminer sa formation au complotisme, à grands coups de conspiration mondiale, de 5G et d'hydroxychloroquine.

«Elle m'a rapidement dit que le Covid n'était pas si grave, que les chiffres étaient gonflés artificiellement.»
Étienne*

Alors forcément, une distance s'est creusée entre Paul et sa mère, leurs relations se sont étiolées, les conversations se sont crispées. «J'ai quitté Facebook à cause de ça, j'en avais marre de voir ses publications, j'étais fatigué d'essayer de répondre en commentaire que c'était faux», dit-il.

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«Il y a une tension»

Étienne* est dans la même situation. Proche de sa mère, l'homme de 31 ans la voit cependant assez peu à cause de son travail, très prenant, et du confinement. Alors à la fin de l'été 2020, il ne s'attendait pas à la retrouver dans cet état. «Au début on parlait de la pandémie, du confinement. Elle m'a rapidement dit que le Covid n'était pas si grave, que les chiffres étaient gonflés artificiellement, que c'était juste une grippe», témoigne-t-il.

Et puis les choses se sont enchaînées très vite. À chaque nouvelle discussion, Étienne s'aperçoit que sa mère s'enfonce dans des théories toujours plus extrêmes. «À la fin de l'été, je lui ai demandé en blaguant si elle pensait qu'il y avait une secte sataniste qui buvait le sang des enfants, en référence à QAnon. Elle a eu un sourire en coin et m'a lancé: “Oui, tu n'y crois pas toi?”. À partir de là, ça a commencé à me déranger», poursuit-il.

«Elle me dit que je ne l'écoute pas, que je ne m'intéresse pas à ce qu'elle pense.»
Étienne*

Étienne a commencé à sentir la distance se creuser. Sa mère lui envoie des vidéos presque tous les jours sur la vaccination, la médecine naturelle, ou sur un coup d'État à venir en France. Lui ne répond pas, mais il sent bien qu'elle souffre de ne pas être prise au sérieux. Cette situation génère des tensions entre eux.

«Elle me dit que je ne l'écoute pas, que je ne m'intéresse pas à ce qu'elle pense, sur un ton un peu agressif. Je sens bien qu'il y a une tension.»

Tous les chemins mènent au complot

On est tous confrontés au complotisme, en se perdant sur les fils infinis de nos réseaux sociaux, au détour d'une recommandation YouTube ou dans ces reportages télé caricaturaux sur les anti-masques.

Vu de loin, cela paraît plus amusant qu'inquiétant. On sait bien que le complotisme touche de plus en plus de monde, mais on se dit que nos parents, notre famille, non, ils ne peuvent pas croire à ça. Alors quand on découvre que notre mère passe quatre heures par jour sur Facebook à discuter du prochain coup d'État avec des inconnus, on tombe des nues.

Si Paul et Étienne ont été pris au dépourvu face aux changements radicaux de leur mère, c'est qu'ils ne s'imaginaient pas voir des personnes qu'ils pensaient si bien connaître, a priori aux antipodes du complotisme, s'engouffrer avec autant de vigueur et de convictions dans des idées aussi extrêmes.

«Ça m'a fait prendre conscience que c'est facile de se moquer des complotistes et de tous les mettre dans un même panier, comme une espèce de grosse masse homogène pas éduquée, déclassée par la société, analyse Étienne. Ma mère a un bon salaire, un bon emploi, elle est vue comme progressiste par ses proches, c'est quelqu'un de conscient sur l'environnement et sur la société. Si je n'avais pas pris connaissance de cette réalité, j'imaginerais encore que les complotistes font partie d'un groupe qui ne correspond pas à ce qu'est ma mère.»

Les mères de Paul et Étienne ont en commun de partager un goût prononcé pour la médecine alternative, les plantes ou la spiritualité. «Le complotisme surfe sur le paranormal, l'ésotérisme, la médecine complémentaire. Les vecteurs du complotisme ne sont pas toujours des sites explicitement complotistes, dans le sens géopolitique, mais ça passe aussi par des sites de santé, des sites sur l'environnement qui se veulent écolos», explique Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences suisse et spécialiste du complotisme.

«Le complotisme rend anxieux et prédispose à une vie un peu négative, sombre, pas sereine.»
Sebastian Dieguez, spécialiste

Si certaines vérités défendues par les complotistes paraissent parfois totalement irréelles, il faut comprendre que ce n'est pas tant cette réalité alternative qui compte pour eux que le fait de tenir un contre-discours et la posture qu'il implique. C'est ce qui explique pourquoi le complotisme est si attractif, peu importe le statut social de la personne.

Le réconfort trouvé dans les explications simples aux phénomènes complexes vient combler un manque de sens, «pour reprendre la main sur notre vie, voir se distinguer de la masse», précise le chercheur. Il n'est donc pas étonnant de voir s'engouffrer dans le complotisme des personnes qui cherchaient déjà des réponses dans la médecine alternative, l'écologie ou la spiritualité, aux antipodes idéologiques du complotisme associé à l'extrême droite, proche de Trump et de QAnon.

Pourtant, vivre avec l'idée d'un complot permanent ne rend pas la vie plus simple, bien au contraire. «C'est quelque chose de malsain pour la santé mentale, ça rend anxieux et prédispose à une vie un peu négative, sombre, pas sereine. Le complotisme est une mauvaise formule si on cherche des réponses pour expliquer tout ce qui ne va pas sur Terre», décrypte Sebastian Dieguez.

«Il n'y a pas de formule magique»

«Il y a des gens qui doivent suivre leur propre chemin, ce sont eux qui vont découvrir ce qui leur convient ou pas là-dedans. Le message que j'essaie de faire passer, en tant que citoyen ordinaire, c'est qu'on est moralement appelé à faire de notre mieux avec les gens qui nous sont chers. Raisonner, discuter, plaisanter ou couper les ponts, si ça peut lancer un électrochoc. Il n'y a pas de formule magique. À partir d'un certain degré, si une personne est inaccessible, c'est un peu de sa faute, le complotisme, c'est souvent le problème du complotiste», résume Sebastian Dieguez.

L'Union nationale des associations de défense des familles et de l'individu victimes de sectes (UNADFI) reçoit de plus en plus d'appels de proches de complotiste, paniqués de voir un enfant, un frère ou une mère changer radicalement d'attitude. «On travaille sur le sujet depuis cinq ans, et on sent des liens avec les mouvements sectaires, notamment le processus d'adhésion aux croyances, c'est évident. Il y a aussi des similitudes sur les conséquences dans les familles, l'isolement et la perte de liens», décrit Pascale Duval, responsable de la communication de l'association.

Pourtant, l'association n'a pas non plus de réponse magique à apporter aux proches de complotistes. «S'il y a des répercussions sur les enfants par exemple, là ça peut devenir problématique et il faut faire quelque chose. Mais si c'est un adulte consentant, qui devient complotiste dans son coin, il a le droit de croire ce qu'il veut», poursuit-elle.

«J'aimerais plus décrypter et comprendre ses motivations, ce qui se cache derrière cet intérêt soudain.»
Étienne*

«Ce problème est insoluble, abonde Sebastian Dieguez, il faut espérer qu'il se dégonfle de lui-même avec le temps, avec des changements sociétaux profonds, les inégalités, l'emploi et le contrôle que les gens ont sur leur vie. Ça peut contribuer à réduire la défiance, l'amertume ou l'aigreur qui sont la base du complotisme.»

Étienne et Paul ont peu d'espoir de voir leur mère changer d'avis du jour au lendemain. Paul a déjà lâché l'affaire, il souhaite continuer à la voir, ne serait-ce que pour que ses enfants voient leur grand-mère, mais sans parler de ces sujets-là.

Étienne, lui, souhaite essayer d'autres approches, en étant moins dans le conflit. «J'aimerais rester attentif, l'écouter davantage, plus décrypter et comprendre ses motivations, ce qui se cache derrière cet intérêt soudain», désire-t-il, en admettant être démuni face à une situation qui semble lui échapper lorsqu'il n'est pas en contact régulier avec sa mère.

*Les prénoms ont été changés

Simon Mauvieux

"J'ai perdu ma mère" : ils racontent comment les thèses complotistes autour du Covid-19 ont contaminé leurs relations avec leurs proches

Ils ont un parent, un conjoint ou un ami qui a basculé dans le complotisme à cause de l'épidémie de Covid-19. Des divergences d'opinion qui ont transformé leur relation, les amenant parfois à couper les ponts.

"Il faut que je fasse le deuil de ma mère. Je n'y arrive pas. Ce n'est pas facile." Delphine, 43 ans, a vu Christine, sa maman de 70 ans, "basculer dans le complotisme" au cours de l'épidémie de Covid-19. Comme des centaines d'autres personnes, cette fonctionnaire territoriale à Bordeaux a répondu à l'appel à témoignages lancé par franceinfo. Elle confie son désarroi. "J'ai perdu ma mère. Je ne sais plus qui elle est. C'est une inconnue qui me cache des choses. Ça m'effraie. C'est irréel."

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La mère de Delphine est convaincue que le virus a été créé sciemment et que les tests de dépistage servent à inoculer la maladie. "J'ai fait tester mon fils, parce qu'il était cas contact, mais je lui ai interdit d'en parler à sa grand-mère. On en est là." Christine conseille à sa fille de faire des stocks de boîtes de conserve. Elle a même retiré son argent de son compte en banque, sûre que l'effondrement du système économique va suivre la crise sanitaire. "Je me demande où ça s'arrêtera", dit sa fille.

"Eteins ta télé et allume tes neurones !"

A Lyon, Anne* fait également son deuil. "J'ai l'impression d'avoir perdu des amies." Cette enseignante à la retraite de 65 ans a été "pas mal secouée" par "une coupure radicale" avec deux amies "de très longue date", adeptes des médecines douces. A partir du premier confinement, la première a fait sienne les thèses complotistes ciblant Bill Gates et "Big Pharma". La seconde a rejoint les partisans de Didier Raoult. Anne n'a plus supporté d'être inondée par l'une d'elles de documents et de textes aux accents complotistes. "Un jour, je lui ai dit : 'Il faut que tu arrêtes.'" C'était il y a six mois. Depuis, elle n'a plus de nouvelles. 

Pour Rosie aussi, une amitié précieuse s'est brisée. Dans son village du Doubs, cette mère au foyer de 37 ans reste "choquée" que sa meilleure amie, qu'elle connaît depuis l'école primaire, ne lui adresse plus la parole "depuis un mois environ". Car Rosie n'était "pas sensible" au discours "de plus en plus extrême" de son amie d'enfance. Elle n'avait pas voulu réagir aux messages et aux vidéos que celle-ci n'avait cessé de lui envoyer. Les discussions s'étaient animées de piques comme "Eteins ta télé et allume tes neurones !" Les derniers appels du pied de Rosie sont restés sans réponse. 

"Elle ne veut plus me parler. Elle fait le ménage autour d'elle. Elle coupe les ponts avec les gens qui ne pensent pas comme elle."

Rosie

à franceinfo

Delphine, elle, se force à maintenir le lien avec sa mère. Mais leur relation n'est "plus du tout naturelle". "On est en train de réfléchir à quels sujets on va pouvoir aborder à Noël. On a été obligés de lui annoncer qu'on allait venir tous avec des masques. On lui a dit : 'On vient comme ça ou on ne vient pas.' On va tous faire semblant."

Léa aussi ressent ce trouble. A Paris, cette journaliste de 30 ans est en froid avec ses deux amies d'enfance. Deux femmes "sensées" qui "ont vrillé" avec l'instauration du couvre-feu. "J'ai souvent dit à mes amies : 'Plus que le masque, plus que les chaînes d'info, c'est vous qui m'étouffez, qui m'oppressez.'" Les messages s'échangeaient "jusqu'à 5 heures du matin". Leurs discussions sont devenues "conflictuelles", voire "hystériques". "J'ai l'impression de marcher sur des œufs, qu'il faut faire attention à tout ce qu'on va dire. Tous les sujets deviennent sensibles." 

"C'est du lavage de cerveau. Ça me rend malade"

Delphine voit sa mère sombrer et se sent "impuissante", "démunie". "J'ai passé des heures au téléphone à essayer de lui faire comprendre. Je me suis forcée à regarder ses vidéos. C'est du lavage de cerveau. Ça me rend malade. On lui a fourni des documents, on lui a envoyé des liens... Rien ne marche. Elle ne retient que les infos qui vont dans son sens." 

Anne n'a pas eu plus de succès avec ses amies. "J'ai essayé de démonter point par point ce qu'elles me disaient. Mais mes arguments rationnels ne les atteignaient pas. Ce n'était pas possible de les raisonner." 

"On s'est énormément disputées. J'ai passé des soirées à pleurer. C'est un vrai mal-être pour toute la famille. Ça nous bouffe."

Delphine

à franceinfo

Face à son mari, qui "s'est rapproché des théories complotistes" et des thèses des "professeurs rassuristes", "après le premier confinement", Dominique, elle, a choisi d'éviter le sujet pour préserver leur relation. Parce que chacun a "un tempérament assez fort", le couple de retraités de 72 et 68 ans "s'est accroché de temps en temps". La discussion s'est arrêtée là. Dans une impasse. "On n'en parle plus, parce qu'on ne peut pas se comprendre. Il a ses références. Moi, je n'ai pas les mêmes." Dominique et son mari trouvent donc d'autres sujets de conversation et d'autres occupations. Ils marchent beaucoup dans la campagne autour de leur résidence de Pont-sur-Yonne (Yonne).

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Delphine, qui s'est rendu compte récemment de "tout ce que peut ingurgiter" sa mère, continue de batailler. "Je lui ai dit : 'Tu le sais que Facebook ne te montre que ce que tu as envie de voir. C'est un autre monde qui t'a été façonné. Tu es prise au piège. Il faut que tu exerces ton esprit critique.'" En vain. "Elle a découvert internet sur le tard. Elle ne maîtrise pas bien. Pourtant, elle y passe son temps. Elle relaie tout ce qu'elle voit." Pour sa fille, Christine n'a "plus de bon sens", "plus de recul".

"Je ne pensais pas que des gens qui avaient la tête sur les épaules pouvaient être si sensibles à des thèses aussi irrationnelles."

Anne

à franceinfo

A Pau (Pyrénées-Atlantiques), Théo fait le même constat avec "une grande tristesse". Cet étudiant en droit de 20 ans a "perdu une amie". Celle-ci s'est "prise de passion" pour la crise sanitaire, jusqu'à "sombrer dans le conspirationnisme". Au point que le film Hold-up est devenu l'unique sujet de conversation. Mais le terrain d'entente est impossible entre les deux amis de fac. Théo dit avoir "fait de [son] mieux pour essayer de la raisonner, pour lui rappeler comment elle exerçait son esprit critique, avant". "Ça n'a pas marché." Il a laissé tomber. "Ce qui me chagrine, c'est de voir à quel point elle a sombré. Son esprit critique a complètement disparu et elle s'est réfugiée derrière un discours préconstruit."

"Une dérive sectaire"

Delphine compare cette "épouvantable" trajectoire suivie par sa mère, "toute seule derrière son écran d'ordinateur", à "une dérive sectaire". "Le discours complotiste s'est greffé sur des problèmes qu'elle n'avait pas réglés dans sa vie. Tout ça s'est cristallisé et exacerbé." La fille ne parvient pas à enrayer la spirale infernale qui emporte sa mère. "Elle est dans un mal-être encore pire, parce que ça entretient sa peur, sa haine." "Elle a une construction du monde qui n'est pas celle du monde réel." Anne aussi le constate avec ses amies : "On est dans deux mondes différents."

"Pour moi, elle est partie et elle ne reviendra pas. Ce qui m'inquiète, c'est que je ne sais pas jusqu'où elle peut aller."

Delphine

à franceinfo

Delphine en vient à ne plus faire confiance à sa propre mère. "A un moment, je lui ai même dit : 'Je ne te donnerai plus les enfants à garder'."  Bien qu'horrifiée, elle parvient encore à la comprendre. "Au début, elle a eu très peur du Covid. Elle s'est mise à regarder pas mal de choses sur internet et à partir vers des sites clairement complotistes. Ça vient la conforter. Elle a l'impression d'exister, de faire quelque chose, d'être importante, parce qu'elle, elle a la vérité, et nous, on ne sait rien, on ne comprend pas." 

Anne aussi cherche une explication. "On est tous tendus, tous crispés, tous émotifs, à cause de cette pandémie. Je pense que ça a amplifié quelque chose." Rosie également tente de justifier le comportement de son amie. "On est dans une période où tous nos repères sont bousculés." Delphine n'est "pas sûre" cependant que la fin de l'épidémie donne un coup d'arrêt au succès des théories du complot. "Le complotisme a de beaux jours devant lui. Ce discours s'adapte à tout. Il fait des dégâts considérables. Ça démolit des vies. Ça m'effraie plus que le Covid."

* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.

France Télévisions
 
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"J'ai ma partie complotiste et ma partie factuelle" : ils racontent comment la pandémie de Covid-19 a fait vaciller leurs convictions

Franceinfo a interrogé plusieurs hommes et femmes qui pensent que la crise du coronavirus cache une vaste machination, afin de chercher à comprendre comment ces personnes en sont venues à douter des scientifiques, des médias et des politiques.

Avec la pandémie de Covid-19, les thèses complotistes et conspirationnistes ont, au fil des mois, gagné en crédit dans la population. Pour tenter de comprendre pourquoi, franceinfo a interrogé des personnes dont les idées et convictions ont été transformées par la crise sanitaire, leur faisant perdre confiance dans la parole des scientifiques, des médias et des politiques.


"Vous ne trouvez pas ça bizarre ?" Cette phrase revient souvent dans la bouche de Claude, 56 ans, convaincu que le port du masque est inutile pour lutter contre la pandémie de Covid-19. Il est pourtant masqué lorsque franceinfo le rencontre aux abords d'une gare francilienne. Cet homme, marié et père de trois enfants, se revendique "complotiste".

Ce fonctionnaire, qui se dit "cartésien", situe avec précision le moment où ses interrogations ont émergé. "C'était vers le 26-27 mars." A cette période, son épouse tombe malade du Covid-19. Claude souhaite que leur médecin lui prescrive de l'hydroxychloroquine, un médicament présenté par le professeur Didier Raoult comme sûr et efficace contre le coronavirus, à l'inverse de ce qu'affirme la majeure partie de la communauté scientifique. Son généraliste refuse. A la place, il prescrit de l'azithromycine. "Ma femme en a pris plein la gueule, se remémore Claude. Elle est restée dix jours à la maison avec beaucoup de difficultés à respirer. Elle n'a quasiment pas dormi pendant cinq jours."

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C'est à partir de là qu'il a "essayé de comprendre pourquoi" on lui avait refusé la prescription d'hydroxychloroquine. "C'est un vieux médicament, plaide-t-il. Il a été donné des millions de fois. C'était tellement peu dangereux que c'était vendu en pharmacie sans ordonnance. Et puis tout d'un coup, on l'interdit."

L'hydroxychloroquine, "un espoir"

Nathalie*, elle aussi, a vu l'hydroxychloroquine comme "un espoir". Cette femme de 53 ans vit avec son mari et ses deux filles dans une grande ville en Bretagne, où elle travaille comme ingénieure en recherche et développement pour une entreprise du CAC 40. Elle s'estime "dans la cible" du virus, en raison d'"un problème de poids". Nathalie admet n'avoir "pas compris" la controverse autour du directeur de l'IHU de Marseille, Didier Raoult, défenseur de l'hydroxychloroquine, poursuivi par l'Ordre des médecins. "On lui est tombé dessus de manière incroyable."

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"J'ai ma partie complotiste et ma partie factuelle", résume Nathalie. Sur son ordinateur, elle emmagasine les informations glanées sur internet. "Ce sont des trucs que je chope à droite à gauche. J'ai énormément de données." Cette collecte a viré à l'obsession. "Je passe des nuits à ça. Je suis en continu. Dès que je peux, j'y vaisÇa prend beaucoup de temps, c'est un vrai boulot de journaliste."

Nathalie nous avait prévenus : elle n'avait pas beaucoup de temps à nous consacrer, à cause d'une réunion en visioconférence. Elle a finalement fait faux bond à ses collègues de télétravail et la conversation s'est poursuivie. Elle parle à toute vitesse, intarissable. "Je suis stressée. Je ne vous dis pas à quel point", confie-t-elle, dans un rire gêné. "J'ai le cerveau qui s'agite", s'excuse-t-elle. En quelques minutes, elle passe du débat sur l'hydroxychloroquine à celui sur le remdesivir, puis à l'essai clinique Recovery, aux chiffres de l'épidémie, aux vaccins, au port du masque...

"'Hold-up' m'a ouvert les yeux"

Chez Ludovic, le déclic a été plus récent. "Hold-up m'a ouvert les yeux", relate ce père au foyer au chômage de 43 ans, qui habite une maison avec jardin dans la banlieue de Dunkerque (Nord) avec sa femme, leurs deux enfants et leurs nombreux animaux de compagnie. Sous l'apparence d'un documentaire, le film qu'il cite dénonce un plan secret derrière la pandémie.

Ludovic l'a découvert "par pur hasard", "en cliquant sur des liens". Aussitôt visionné, il l'a partagé. Cette promotion de Hold-up lui a valu de recevoir "des avertissements de Facebook". "C'est de la censure, juge-t-il. C'est parce que ça dérange."

"Hold-up' m'a conforté dans l'idée que le gouvernement nous ment sur beaucoup de choses. Je le savais déjà. Mais je ne pensais pas que c'était aussi important que ça."

Ludovic

à franceinfo

D'une nature méfiante", voire "un peu parano", Ludovic a pris soin, avant d'accepter de nous parler, d'examiner notre profil Facebook et de rechercher notre nom sur Google, afin de s'assurer de notre identité. "J'étais déjà comme ça avant l'épidémie, mais ça s'est accentué depuis le confinement."

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"Je suis allé loin dans la peur, raconte Ludovic. J'ai respecté le premier confinement. Je sortais très peu. Quand je voyais des gens marcher sur le même trottoir que nous, je disais à mes enfants : 'Venez, on va traverser, pour éviter de croiser ces gens.' J'étais dans la peur, je ne le suis plus. Dans la rue, je ne porte plus le masque − une vraie hérésie. Et pourtant je suis asthmatique."

"Je n'ai plus confiance"

Le revirement du gouvernement sur l'utilité des masques, la démission de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, au début de l'épidémie, le confinement et les restrictions sanitaires... Tous décrivent combien la gestion de la crise a aggravé leur défiance. "Je n'ai plus confiance en ce gouvernement, lâche Claude. Je ne nie pas que le Covid existe et qu'il soit très dangereux pour les personnes à risques, mais vivre tel que l'on vit actuellement, ce n'est pas justifié." 

"Il y a des décisions qui ne sont pas normales. C'est ça qui m'a fait verser dans le complotisme."

Nathalie

à franceinfo

Le monde scientifique n'échappe pas à cette méfiance. Nathalie mentionne à plusieurs reprises "l'histoire du Lancet". Ce qui a été appelé le "Lancetgate", fin mai, l'a marquée. Une étude parue dans la revue médicale The Lancet concluait alors à l'inefficacité de l'hydroxychloroquine. Des travaux abondamment relayés par la presse. Jusqu'à ce que soit révélé qu'ils reposaient sur une fraude scientifique : les données avaient été fabriquées à l'insu de la prestigieuse publication, discréditée. 

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Nathalie exige désormais qu'on lui montre les dizaines d'études démontrant que l'hydroxychloroquine est inutile. Elle préfère les vidéos enregistrées par Didier Raoult, dans lesquelles il présente des graphiques étayant ses affirmations, aux déclarations "péremptoires" des experts qui le contredisent sur les plateaux de télévision.

"Avant, j'étais anesthésiée. Je ne demandais pas les preuves. Je me disais que si la personne était aussi convaincue pour dire un truc, c'était forcément que c'était vrai."

Nathalie

à franceinfo

"Je ne crois pas aux journalistes"

Cette défiance vise aussi les médias. "Je ne crois pas aux journalistes aujourd'hui", assène Ludovic, qui pointe les groupes de presse détenus par des milliardaires. Nathalie, elle, "pense qu'il y a des pressions phénoménales", financières comme politiques, sur les médias. Elle fustige "le traitement partial" de l'actualité par les "médias mainstream". Elle n'a par exemple pas supporté que des chaînes de télévision américaines mettent fin à la retransmission de Donald Trump début novembre après sa défaite à la présidentielle. "Que des médias censurent le discours d'un chef d'Etat, c'est du jamais-vu. Couper la parole à un président... Ça veut bien dire le pouvoir que certains ont sur la démocratie." 

"Je ne fais plus confiance aux médias, parce que neuf fois sur dix cela va à l'encontre de ce que je pense."

Claude

à franceinfo

Quelques médias trouvent encore grâce aux yeux de Nathalie : CNews avec Laurence Ferrari, Pascal Praud et Jean-Marc Morandini, ou Sud Radio avec André Bercoff. "Ils essaient de faire entendre des voix différentes pour que les gens puissent avoir leur propre réflexion."

"J'essaie de me faire mon propre avis"

Nathalie trouve maintenant ses informations sur Twitter. Elle a réactivé son compte avec l'épidémie. Elle est abonnée à des partisans et des médias pro-Trump, mais aussi à des tenants de la "réinformation" sur le Covid-19, à France-Soir, ou encore à la députée anti-masque et anti-confinement Martine Wonner. "J'ai tendance maintenant à faire confiance à certaines personnes."

Parmi ces personnalités, il y a aussi Silvano Trotta, un vidéaste qui prétend révéler les "vérités cachées" sur la Lune, le 11-Septembre, l'incendie de Notre-Dame et maintenant le Covid-19. Claude aussi le cite en référence. "Ce que j'aime bien chez Silvano, c'est qu'il met des liens. Je les ouvre tous ou presque et je me suis aperçu qu'il rapportait des choses qui étaient sourcées." 

Ludovic, quant à lui, dit s'informer sur la plateforme de vidéos alternative Odysee et sur Facebook. Il suit les principaux groupes de soutien à Didier Raoult et d'autres plus anciens, nés pendant le mouvement des "gilets jaunes". "La liste est trop longue pour vous les citer tous. Il y en a qui sont censurés. Il y en a qui se recréent..." Ludovic vante sa démarche critique. "J'essaie à chaque fois de vérifier ce que je vois. Je cherche toujours à trouver le contraire et si je ne le trouve pas, c'est que c'est vrai."

"Ce 'Great Reset' me fait peur"

Ludovic s'est maintenant forgé ses convictions. Alors même qu'aucune certitude n'existe sur l'origine du virus, il viendrait, selon lui, "de France, de l'Institut Pasteur. Il a été relâché en Chine délibérément". Concernant le nombre de morts, il croit savoir, malgré les tests pratiqués, qu'on "met une étiquette Covid partout. Pourquoi ? Pour que les gens restent dans la peur, avec des œillères, et écoutent le gouvernement."

Ludovic redoute le "Great Reset". Ce titre d'un projet du Forum économique mondial, imaginant le monde de l'après-pandémie, a été interprété par certains comme une "grande réinitialisation", aboutissant à l'asservissement de la population planétaire. "L'histoire de ce 'Great Reset' me fait peur. On est dans les prémices", s'alarme Ludovic, qui estime faire "partie de cette caste", "des gens pauvres", les victimes annoncées de ce plan.

Nathalie suspecte une stratégie de réduction de la population mondiale pour surmonter le réchauffement climatique. Elle a partagé une frise chronologique représentant la succession d'événements y conduisant. "J'ai tendance à croire à ces trucs-là. C'est pas illogique."

Claude, lui, a fait sienne la thèse du "Deep State", promue par les QAnon, une mouvance selon laquelle Donald Trump bataille contre un Etat profond qui gouvernerait en secret les Etats-Unis et le monde depuis des décennies. Ses soupçons portent en particulier sur le fondateur de Microsoft. "Bill Gates n'est pas du tout celui qu'il prétend être. C'est lui qui tient l'OMS. Il est le seul à pouvoir décider à quoi doivent servir ses dons à l'OMS. Et lui, c'est tout pour le vaccin. Point barre."

"L'impression d'être dans deux réalités parallèles"

Nathalie, quant à elle, est persuadée qu'il y a eu une fraude "énormissime" à la présidentielle américaine, même si la quasi-totalité des recours de Donald Trump ont été rejetés par la justice ou abandonnés. A la télévision, les invités d'une émission qu'elle regardait débattaient des futures relations avec Joe Biden. Mais sur son fil Twitter, il n'était question que des recours en justice qui permettraient de rendre sa victoire à Donald Trump. "J'avais l'impression d'être dans deux réalités parallèles. Une expérience extrêmement étrange." Si les recours n'aboutissent pas, alors pour Nathalie ce sera "la cata", "ça voudra dire que le plan du 'Great Reset' continuera." "Ils ont mis une chape assez incroyable, accuse-t-elle. Vous êtes taxé de complotiste, donc vous n'avez pas le droit de parler, de penser, de vous exprimer. On ne peut plus poser des questions."

Seul Claude "assume complètement". "Un complotiste, c'est quelqu'un qui dénonce un complot. C'est quelqu'un qui cherche la vérité. Je ne vois pas ce qu'il y a d'insultant." Claude se sent autant "chercheur de vérité" que "résistant" et "soldat du numérique", engagé dans une "guerre de l'information", selon la terminologie QAnon. 

"Mon mari, ça ne l'intéresse pas"

Nathalie se voit même comme une lanceuse d'alerte, prévenant d'une catastrophe mondiale à venir. "J'ai des infos, j'ai des trucs que je vois, je ne sais pas si c'est vrai, mais je ne peux pas me dire : 'Je garde ça pour moi.' Je dois avertir un maximum de personnes. Au pire, si jamais c'est rien, c'est pas grave." 

Ses messages d'alerte ne sont pas toujours bien accueillis. "Des gens m'insultent en me disant : 'Et les extraterrestres, c'est pour quand ?' Ce n'est pas grave. Au moins, ils ont vu l'info." "Je suis un tout petit rouage, mais il y a plein de gens comme moi, qui vont chercher les infos. Je veux juste protéger mes filles. C'est le truc vital en moi. Mon mari, ça ne l'intéresse pas. Il entend mes arguments, mais il a décidé que ce qu'il ne voyait pas n'arriverait pas." Sa mère non plus "ne veut pas en entendre parler". Pas plus que son père ou son frère. "J'ai juste dit sur Facebook à tous mes amis et à ceux que j'aime de se méfier en février-mars, en cas de Covid-21." "On peut me prouver que j'ai tort. Ça ne me dérange pas."


Les personnes qui témoignent ont été contactées via Twitter et Facebook avant d'être interviewées. Les prénoms suivis d'un astérisque ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.

France Télévisions
 
Publié
https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/temoignages-j-ai-ma-partie-complotiste-et-ma-partie-factuelle-ils-racontent-comment-la-pandemie-de-covid-19-a-fait-vaciller-leurs-convictions_4203801.html#xtor=EPR-2-[newsletterquotidienne]-20201213-[lestitres-colgauche/titre2]
 
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