intérêt général, utilité publique...héritage monarchique...
Utilité publique : « On fonctionne avec un logiciel très vieux qui dit que tous les grands projets sont bons »...L’autorité publique se présente comme quelqu’un qui voit les choses de tout en haut. C’est un héritage monarchique. Cette notion de dire le juste par en haut est liée à la position du monarque surplombant la société et qui a, comme on disait dans l’Ancien Régime, « une parfaite connaissance des choses ». Il sait tout. L’autorité publique se présente comme omnisciente.
Cette notion politique très franco-française et très jacobine est malmenée par les nouveaux députés. Est-ce vraiment à tort ?
L'intérêt général. Voilà une notion forte en France, bien plus en tout cas que dans bien des démocraties. Un concept utilisé en premier lieu pour justifier les lois – qui doivent donc être d'« intérêt général ». Et c'est aussi celui dont tout un chacun se sert dans le jeu politique, histoire de mettre en avant ses positions par rapport à celles de ses adversaires, en prétendant qu'elles sont d'« intérêt général » quand celles d'en face ne le seraient pas. Début août, Bruno Retailleau, président du groupe LR à l'Assemblée nationale, n'aurait pas pu mieux coller à cette tendance en déclarant que son parti se tenait « sur une ligne d'opposition d'intérêt général, pas une opposition vociférante comme la Nupes ». Où sont les gentils ? Chez soi. Les méchants ? Chez les autres. Drôle de coïncidence, tout le monde en est persuadé. « L'ennemi est con : il croit que c'est nous l'ennemi alors que c'est lui », résumait Pierre Desproges.
En contrepoint, l'intérêt privé, l'intérêt dit « particulier » – là où l'intérêt général serait « public » – est très mal vu. On le dit synonyme de division, d'égoïsme, de mesquinerie… L'horreur : on n'en veut pas chez soi. Mais en réalité, cette vision de la politique est très française, très jacobine, très liée à l'idée de République et aux forcément formidables « valeurs républicaines » qu'elle nous offre. Et elle peut aussi tout à fait être appréhendée comme une traduction de ce que les chrétiens ont longtemps appelé le « bien commun ». Car de la même manière que l'Église voulait être le lieu commun du bien commun, l'État, voulant se substituer à l'Église tout en conservant ses tics de pensée, met en avant l'existence d'un « intérêt général » dont il est le porte-parole et auquel les citoyens doivent se plier au risque d'être excommuniés.
La rhétorique, partagée par beaucoup en France et aux quatre coins de l'échiquier politique, forme ainsi une proverbiale « idéologie dominante ». Elle est évidemment portée par l'administration et les bureaucraties publiques pour justifier leur existence. Car quoi de plus pratique comme moyen de défense et pour échapper à la critique ? Puisque vous incarnez l'intérêt général, vous êtes intouchable, jamais de la vie vous ne préservez votre « propre » intérêt en engouffrant des masses d'argent « public » pour rémunérer vos fonctionnaires, qui seront ensuite en première ligne pour être les défenseurs, acharnés et désintéressés, de « l'intérêt public »…
Sauf qu'on peut proposer une autre vision. Celle qui, d'ailleurs, se fait jour dans notre « nouvelle » vie parlementaire, bien plus animée, diverse et plurielle que d'habitude à la suite des dernières élections législatives génératrices de majorités relatives. Soit l'idée – et même le rappel – que la politique tient davantage de la composition permanente de vues et d'intérêts particuliers. Que la réalité fondamentale d'une société moderne n'a rien à voir avec la mystique de « l'intérêt général », notion qui relève de la métaphysique, mais qu'elle est, d'abord, faite d'individus, de ménages, de communautés, d'entreprises et autres groupes constitués avec des intérêts, des valeurs, des opinions, des croyances qui divergent. Et que tout cela s'inscrit dans le domaine du particulier et dessine une réalité différentialiste, relativiste et pluraliste. Et tant mieux, car pour peu qu'on lui donne un cadre fonctionnel minimal pour que la discorde ne se transforme pas en chaos, la recette est sacrément fertile.
En d'autres termes, que le politique n'est pas la négation, la dissolution des dissensions dans un fictif « intérêt général ». Une notion cachant mal qu'à l'instar de l'Église qui ne tolérait pas d'autres vues que la sienne, l'État ne supporte pas d'autres perspectives que celles qu'il produit – et qui, heureux hasard, lui sont avantageuses. Non, il faut admettre la réalité contradictoire de nos sociétés, qui le sont au moins depuis que nous avons cessé de faire coïncider notre organisation politique avec celle d'un feu de camp néolithique. L'admettre en toute transparence et laisser la politique être ce pour quoi elle nous est la plus précieuse : agencer la composition d'intérêts particuliers et ainsi domestiquer notre inhérente conflictualité. Et alors, peut-être que notre pays pourra prétendre à devenir une démocratie parlementaire digne de ce nom, et cesser d'être une démocratie jacobine et autoritaire digne d'une fille aînée de l'Église.