psychoses collectives
Plus de 2 000 plaintes ont été déposées depuis 2021 par des jeunes femmes disant avoir été « piquées » par des inconnus. Retour sur ce phénomène qui a dérouté la France.
La France revit. En ce début 2022, les verres s'entrechoquent dans les bars, les corps-à-corps reprennent en boîte de nuit, le virus du Covid-19 s'éloigne et le pays se déconfine enfin. Mais, après deux ans d'inactivité, un nouveau tremblement de terre s'apprête à secouer le monde de la nuit : les piqûres sauvages. La France en ressent les premières secousses dès novembre 2021, en Mayenne. Dans une discothèque d'Entrammes, plusieurs jeunes filles sont prises de malaise, de vertiges, voire de pertes de conscience ou de trous de mémoire. Elles auraient été piquées, au milieu de la foule, par des seringues. Au printemps 2022, les cas similaires s'enchaînent par dizaines. La vague submerge la France.
Fin septembre 2022, 2 077 personnes ont déjà déposé plainte pour des piqûres sauvages, indique le ministère de l'Intérieur. Des enquêtes sont ouvertes par tous les parquets de France pour administration de substance nuisible et violence volontaire avec arme. Au total, en 2022, 2 400 plaintes à ce sujet ont été recensées. Centralisées par les enquêteurs de l'Office antistupéfiants (Ofast), elles sont prises très au sérieux.
incohérences
Les récits médiatisés des victimes participent à l'émoi collectif. Après une virée en boîte, Rose J., une jeune femme de 18 ans originaire d'Orléans (Loiret), fait le tour des chaînes de télévision. « Mon avant-bras me brûlait, je n'arrêtais pas de cracher et je n'arrivais pas à ouvrir les yeux, a-t-elle raconté à BFMTV après les avoir contactés. J'avais aussi des nausées et j'ai perdu connaissance. » Les gendarmes examinent les caméras de vidéosurveillance, recoupent son récit minute par minute. Mais cela ne colle pas.
Confrontée à ses incohérences, la jeune fille avoue avoir menti. Elle est poursuivie par le parquet d'Orléans pour « dénonciation mensongère à une autorité judiciaire entraînant des recherches inutiles ». Rose J. a finalement été relaxée en décembre 2022, indique la juriste Charlotte Krakaris.
Multiples récits
Pendant huit mois, la boîte de nuit du Loiret visée par l'affaire a vu sa fréquentation dégringoler. « J'ai perdu 40 % de mes clients suite à cela. Ils commencent à revenir, confie le gérant, contacté par Le Point. La boîte est passée à la télé, « Touche pas à mon poste », France 2, « Enquête exclusive »… Cette histoire, c'était du baratin. Mais les gens l'évoquent encore aujourd'hui. Dès que quelqu'un se sent mal, il parle de piqûre… »
À l'été 2022, il est impossible, pour les autorités, d'ignorer les multiples récits des victimes. Les commissariats et les gendarmeries débordent de plaintes. Aucune seringue n'est pourtant retrouvée. Les centres antipoison de France sont sollicités pour analyser d'éventuelles substances administrées aux victimes. Fin mai 2022, le centre d'addictovigilance de Paris livre un premier rapport alors qu'un pic de cas est signalé dans la capitale.
Cette mini-sociologie des « piqués » permet de constater que 66 % d'entre eux sont des femmes et que 90 % ont moins de 30 ans, dont 14 % de mineurs. Sur les 300 échantillons examinés, pour la plupart en moins de quarante-huit heures, aucune substance nuisible n'est retrouvée. Zéro, rien. Et, dans la quasi-totalité des cas, aucune agression n'a suivi la « piqûre » présumée. Qui sont donc ces agresseurs qui ne laissent aucune trace et semblent piquer sans but ?
Le mystère s'épaissit. La psychose, elle, atteint son acmé en juillet 2022. Au standard de Drogues Info Service, les appels affluent. Sur les réseaux sociaux, Twitter et TikTok en particulier, les témoignages de victimes présumées sont omniprésents. Les articles de presse – y compris du Point – s'en font le relais.
La méthode de ces agresseurs fantômes y est rarement questionnée. Lors des soumissions chimiques [l'administration à des fins criminelles ou délictuelles de substances psychoactives à l'insu de la victime ou sous la menace, NDLR], les auteurs utilisent souvent des techniques bien plus discrètes. « Le mode d'administration le plus courant est par voie orale, mélangé à une boisson », confirme le ministère de l'Intérieur.
Pour les spécialistes, le « piquage » sur une piste de danse paraît improbable. « Dans nos données, les cas de soumission chimique par injection existent bien, mais pas selon un tel mode opératoire, c'est-à-dire des piqûres furtives en dansant, précise Leïla Chaouachi, du centre d'addictovigilance de Paris. Les cas d'injection concernent essentiellement la voie intraveineuse qui demande une « technicité », le plus souvent avec des auteurs ayant recours à la force ou à une sédation préalable des victimes, le tout, à l'abri des regards. »
Prudent, courant 2022, le centre d'addictovigilance parisien étend tout de même ses recherches à d'autres substances, dont l'insuline. Rien n'en ressort. Ailleurs, les cas continuent d'exploser, comme à Mont-de-Marsan (Landes), où pas moins de 103 personnes estiment avoir été piquées aux Fêtes de la Madeleine, en plein mois de juillet.
Aucun élément toxique retrouvé dans le sang de la victime
Les gérants de boîtes et de festivals fouillent davantage les clients, deviennent plus suspicieux. Un sans-abri est mis en examen à Nancy, suspecté d'avoir piqué des passantes. Contacté, le parquet de Nancy confirme qu'une information judiciaire est toujours en cours, menée sous l'autorité d'un juge d'instruction.
Dans le sud de la France, à Toulon (Var), trois hommes ont été interpellés et mis en examen. Le premier est soupçonné d'avoir piqué plusieurs personnes sur la plage du Mourillon lors d'un concert, début juin 2022. Aucune seringue n'a été retrouvée sur lui. Deux hommes sont eux aussi accusés d'avoir piqué une jeune femme dans une boîte de nuit le 10 juin 2022, à Six-Fours-les-Plages. Des seringues et un médicament injectable vendu sur ordonnance ont été retrouvés chez l'un des suspects. Mais, une semaine après les faits, et non sur le moment. Contacté, le parquet de Toulon indique qu'« aucun élément toxique n'a été retrouvé dans le sang de la victime ». Les preuves manquent. Ainsi, selon le parquet, qui a répondu au Point début août, un non-lieu a été requis par le magistrat en charge de l'affaire.À LIRE AUSSI Piqûres en soirée : la peur s'installe, mais les preuves manquent
En soirée, les suspicions de piqûres créent des tensions. À Verzeille, un petit village du Gard, deux hommes sont lynchés par une quinzaine de personnes le 24 juillet 2022. Ils sont accusés d'avoir « piqué » des jeunes filles souffrant de malaises. Aucune seringue n'est retrouvée et les victimes ont refusé de se faire examiner par les pompiers.
À Rennes (Ille-et-Vilaine), le parquet enregistre 63 signalements ou dépôts de plaintes à ce sujet entre décembre 2021 et novembre 2022. « Dans seulement deux cas, les victimes disent avoir subi une infraction à la suite de ces “piqûres”, un vol et un viol. Pour cette dernière, la plaignante a admis durant l'enquête avoir menti pour attirer l'attention de ses amis », indique le procureur Philippe Astruc.
Le phénomène essaime encore début 2023. En mars dernier, à Lille (Nord), une demi-douzaine d'étudiantes se plaignent de potentielles piqûres lors d'une soirée consécutive à un tournoi de football entre écoles de journalisme. De façon affirmative, certaines d'entre elles se sont empressées de dénoncer des « détraqués », d'affirmer l'absolue nécessité de soirées en « non-mixité » (sans hommes) et de justifier la « radicalité » de leurs discours militants. Comme les autres, cette enquête est pour l'heure au point mort. Contacté, le parquet de Lille n'a pas répondu à nos sollicitations, de même que l'une des « référentes violences sexistes et sexuelles » de la soirée, qui avait affirmé que les étudiantes avaient été « nombreuses à avoir potentiellement été droguées et piquées ».
En sortie de confinement
Depuis, le phénomène a fait pschitt. Selon le ministère de l'Intérieur, seules 105 plaintes ont été déposées cette année pour des piqûres sauvages. Il s'était aussi éteint en Angleterre quelques mois plus tôt. Outre-Manche, dès l'hiver 2021, le « needle spiking », comme l'ont appelé nos voisins, avait créé une vague de panique au moment du déconfinement. Plus de 1 500 cas avaient été recensés. Personne n'a été poursuivi.
Cette psychose collective – car c'est bien de cela qu'il s'agit – s'explique par plusieurs facteurs, analysés avec beaucoup de recul par les médias et les scientifiques belges, touchés en même temps que la France. « C'est une conjonction de facteurs, analyse Michaël Hogge, chargé de mission à l'observatoire belge Eurotox. Il s'agit d'une population jeune, sensible aux troubles anxieux, juste au sortir du confinement. »
Dans une note publiée en juin 2022, Eurotox rappelle que les jeunes avaient perdu l'habitude de sortir. Ils ont vécu une période de distanciation sociale, où la peur du Covid-19 a « façonné des comportements de méfiance à l'égard des autres ».« Les dernières années sont marquées par la peur de la contagion par le Covid-19 ou le Monkeypox [la variole du singe, NDLR], remarque aussi Leila Chaouachi. La peur d'une contamination par le VIH et les hépatites B et C est venue se surajouter, avec les piqûres malveillantes. »
L'été, période où les cas ont explosé, est aussi celle des festivals, concerts et soirées quotidiennes. L'alcool y coule à flots, la drogue y est répandue. Or, leurs effets sont en grande partie similaires à ceux décrits par les victimes. Plus trivialement, cette saison est aussi celle des piqûres d'insectes, qui ont pu être confondues avec celles de seringues. Comme le rappelle Leila Chaouachi, l'été 2022 marque aussi une recrudescence du Covid chez les jeunes, pour qui les gestes barrières étaient déjà un lointain souvenir. Or, certains symptômes du Covid peuvent s'apparenter à ceux décrits par les victimes.
« Les analyses, pour celles dont nous avons les résultats, n'ont pas révélé la présence de GHB mais souvent d'alcool et de stupéfiants, ce qui n'est pas surprenant, les faits étant le plus souvent dénoncés dans un cadre festif », note Philippe Astruc, le procureur de Rennes qui appelait déjà, en juin 2022, à « ne pas céder à la psychose ». Pour Michaël Hogge, les victimes ont pu commettre des « erreurs d'attribution causale ». En clair, elles ont attribué à un tiers, en l'occurrence à un piqueur zélé, leurs symptômes classiques dûs à la fatigue, à la consommation d'alcool ou à leur anxiété.
Des piqueurs déjà apparus sous la Restauration
Cette hypothèse est d'autant plus plausible que des faits similaires se sont déjà produits il y a deux siècles. Entre août et décembre 1819, à Paris, près de 400 femmes se sont soudainement plaintes de piqûres administrées incognito dans l'espace public. « Un délit commis dans l'anonymat des foules et des corps », décrit l'historien Emmanuel Fureix, auteur d'un article sur les piqueurs sous la Restauration dans la Revue d'histoire moderne et contemporaine en 2013.
À l'époque, tous les hommes sont perçus comme des agresseurs potentiels. Des blessures ordinaires (une piqûre de puce, un éclat de bois, un coup de baleine de parapluie) sont attribuées aux « piqueurs ». Les journalistes, qui ne se privent pas d'exagérer les récits, sont même convoqués par le préfet de police de Paris pour justifier leurs sources. Un piqueur présumé a été désigné par la vindicte populaire, sans que l'on sache s'il avait vraiment commis les faits.
Chaque cas est unique et toutes les pistes doivent être explorées.Leila Chaouachi, du centre d’addictovigilance de Paris
En 2022, il est fort possible que des « plaisantins » aient voulu profiter de la rumeur pour faire peur. À Rennes, selon une source judiciaire, un homme a fait l'objet d'une composition pénale pour s'être « amusé » à piquer avec sa gourmette. « Je n'exclus pas que le nombre de “piqûres” réelles soit à ranger dans ce cadre (outre celles ayant des causes exogènes, type insectes) dès lors qu'il n'a quasiment pas été constaté d'infractions à la suite des piqûres », analyse le procureur de Rennes.
Pour autant, si la psychose a pris le pas sur les faits, « il ne faut pas décourager le dépôt de plaintes », nuance Leila Chaouachi, car elles ont permis « d'analyser la situation et de mieux appréhender le phénomène ». La pharmacienne insiste aussi sur le danger d'essentialiser les cas de piqûres en les attribuant systématiquement à une psychose. Le risque serait de focaliser sur la « piqûre » et de passer à côté d'une autre problématique. « On a eu une victime qui, lorsqu'elle a été amenée aux urgences, parlait de piqûre, alors qu'en réalité elle faisait un AVC, explique Leila Chaouachi. Il faut toujours prendre du recul. Chaque cas est unique, et toutes les pistes doivent être explorées. »
Un retentissement psychologique réel
Psychose ou pas, Leila Chaouachi a constaté « un réel retentissement psychologique [sur les plaignants, qui ont souffert] d'anxiété, de réactions phobiques avec une peur du lâcher prise ». Des conflits avec l'entourage, aussi. « On a vu des parents inquiets interdire à leurs enfants de sortir ou des couples redouter les rapports sexuels suite à une suspicion de piqûre », relate la pharmacienne.
Le phénomène a troublé la population, mais également les autorités, partagées entre la prise en charge des victimes présumées et la nécessité de ne pas affoler. « Ce type de phénomène est assez difficile à traiter, reconnaît Philippe Astruc, le procureur de Rennes. Il faut à la fois prendre au sérieux les plaintes et les dires des victimes sans a priori, tout en essayant de prévenir une psychose. En effet, la crainte, puis la psychose, peut rapidement se répandre (avec les moyens actuels de communication) sur la base de quelques faits réels qui vont engendrer une peur collective allant bien au-delà de la réalité du phénomène. Nous avions connu cela auparavant avec les maltraitances sur des animaux, et notamment des chevaux. »
À l'été 2020, une rumeur sur la mutilation de chevaux en France avait en effet généré des peurs similaires. Comme l'a révélé La Revue des médias, de l'INA, une jeune femme, Pauline S., a finalement avoué avoir menti sur l'agression de son poulain en Seine-Maritime. Son fait divers, très médiatisé, avait déclenché des mois d'enquête. Là encore, aucune piste n'a émergé. Le dossier s'est évanoui, rejoignant la longue liste des peurs collectives.
Bartolomé Simon