Guy Sorman
Le « Sputnik » chinois...
LE 4 octobre 1957, le monde entier était rivé à la radio : c'était l'un de ces moments où l'histoire croise notre histoire personnelle, et pour ceux qui l'ont connu, c'était inoubliable. Dans mon cas, c'était à 7 heures du matin, l'heure à laquelle je quittais la maison familiale pour aller à l'école ; avant de partir, j'avais l'habitude d'écouter les nouvelles à la radio. La nouvelle du jour était un son : trois notes, « Bip Bip Bip », émises par le premier satellite artificiel envoyé dans l'espace, en l'occurrence par l'Union soviétique. Ces bips inauguraient une nouvelle ère, celle de la conquête de l'espace, mais ils ont aussi donné lieu à un grand malentendu...
Pour tous les analystes et décideurs politiques, il semblait que l'Union soviétique, à la stupéfaction générale, avait désormais une longueur d'avance sur les États-Unis. Le mot « Spoutnik », qui n'a pas été choisi par hasard par la propagande soviétique, signifie à la fois « satellite » et « camarade ». La camaraderie allait devenir la norme dans un monde nouveau, terrestre et extraterrestre, dirigé par le parti communiste. Devions-nous en prendre acte ? Devions-nous nous incliner devant la nouvelle puissance et l'apparente victoire du communisme sur le capitalisme ou réagir ?
Le président américain suivant, John Kennedy, a choisi de riposter et s'est fixé pour objectif de se poser sur la lune avant les Soviétiques.
En 1969, cet exploit a été réalisé et l'Union soviétique n'a plus jamais rattrapé les États-Unis dans ce domaine ni dans aucun autre.
Le « Spoutnik » a été un succès de propagande, mais contrairement à la croyance populaire de l'époque, il n'a pas représenté une percée scientifique. Les Soviétiques n'avaient fait que copier et améliorer un modèle de fusée mis au point par les nazis en 1944 sous la direction de Werner von Braun, qui sera plus tard intégré à la recherche spatiale aux États-Unis.
Nous rappelons cette histoire car depuis l'annonce, le 28 janvier dernier, du moteur de recherche chinois d'intelligence artificielle DeepSeek, on parle beaucoup d'un nouveau moment « Sputnik », mais un « Sputnik » chinois.
Il me semble qu'aujourd'hui, comme en 1957, il y a la même confusion entre science et propagande. Pour ceux qui ont suivi ce débat, nous savons que DeepSeek est capable de fournir les mêmes performances que la plupart des moteurs d'intelligence artificielle conçus aux États-Unis, mais consomme dix fois moins d'énergie et utilise des microprocesseurs conventionnels.
Ainsi, le prix de l'intelligence artificielle serait au moins décuplé, et il n'y aurait plus de raison de choisir les moteurs américains, puisque le moteur chinois offre le même service, et est apparemment tout aussi fiable et tout aussi efficace, à un prix ridiculement bas par rapport aux Américains. Serait-ce un grand succès de la recherche chinoise et un signe de supériorité scientifique sur les États-Unis ?
La réponse est non.
. Dans ce cas, les Chinois ont recouru à leur vieille méthode classique qui consiste à copier les techniques occidentales sans prendre la peine d'investir dans la recherche fondamentale. A partir de ce piratage, les ingénieurs chinois, dont le talent est indéniable, improvisent un nouvel instrument, qu'il s'agisse d'intelligence artificielle, de train à grande vitesse, d'avion ou de biologie, sans en avoir payé le prix initial.
Les origines de cette technique de bricolage et de piratage ne remontent pas au communisme chinois, puisque, dès le XVIe siècle, les missionnaires jésuites de Canton s'émerveillaient déjà de la capacité des artisans locaux à copier habilement des objets importés d'Europe.
Deepseek n'est donc pas une extraordinaire réussite scientifique, mais elle met en lumière de nombreuses faiblesses du capitalisme financier aux États-Unis. L'intelligence artificielle et ses promesses attirent des sommes gigantesques de la part d'investisseurs qui espèrent faire fortune grâce à elle ; en réalité, ces investissements sont excessifs et révèlent à quel point le capitalisme américain est devenu spéculatif, obsédé par les rendements financiers plutôt que par l'utilité des produits et des services qu'il fournit.
. En ce sens, DeepSeek est une leçon utile que la Chine donne au capitalisme financier américain, une bulle qui éclatera tôt ou tard. Outre le fait qu'il ne s'agit pas d'un triomphe de la science chinoise, DeepSeek offre une fiabilité limitée car les dirigeants chinois n'ont pas réussi à éviter de mélanger science et propagande. C'est une expérience à la portée de tous. Si vous téléchargez l'application DeepSeek et faites quelques recherches, vous découvrirez rapidement qu'elle n'est pas neutre, mais qu'elle reflète les opinions du gouvernement de Pékin.
Essayez, par exemple, de rechercher le massacre de Tiananmen perpétré par l'armée chinoise en 1989 ; vous n'en trouverez pas la moindre trace. Si vous tapez le mot Tibet, vous verrez à quel point les Tibétains sont heureux que leur culture ait été écrasée par le parti communiste chinois. Ou tapez « Ouïghour » et vous ne trouverez rien. Si vous cherchez Xi Jin Ping, le dirigeant de la Chine, la machine vous dira qu'elle étudie la question, mais qu'elle a besoin d'en savoir plus.
Dans ses composantes techniques et idéologiques, DeepSeek ressemble beaucoup au « Spoutnik » soviétique ; la comparaison est légitime et l'avenir est probablement le même, même si, bien sûr, nous ne pouvons pas en être sûrs. La science chinoise en est encore au stade du bricolage et l'interdiction de la recherche libre reste une frontière qui limite les ambitions universelles de la Chine.
Les États-Unis et l'Occident en général souffrent aussi de leurs propres limites, trop convaincus de leur supériorité par une sorte d'impérialisme idéologique et scientifique. Mais les Occidentaux savent au moins rectifier le tir. Et nous pratiquons aussi l'autocritique. Tant que nous restons fidèles à cette tradition (inconnue ou réprimée en Chine comme en Russie), nous pouvons corriger nos faiblesses. Nous n'en sommes pas encore là.
Face à la percée de DeepSeek, la première réaction aux États-Unis a été une chute du cours des actions des entreprises liées à l'intelligence artificielle. Les super-riches ont abusé de leur richesse. Une autre contre-attaque, typique de l'ère Trump, a été celle des fabricants d'intelligence artificielle qui ont annoncé des investissements gigantesques pour rattraper les Chinois. Cette seconde réaction est stupide car elle n'a rien à voir avec l'autocritique, mais avec la myopie des super-riches.
Pour ceux qui veulent rester les vrais pionniers de l'intelligence artificielle, il serait plus utile qu'au lieu d'investir des sommes colossales, ils reviennent à la philosophie socratique et se demandent où nous nous sommes trompés.
Le vrai génie de l'Occident, c'est de reconnaître ses erreurs.
Guy Sorman
https://www.almendron.com/tribuna/el-sputnik-chino/
Trump s'autodétruit....
À la surprise de ses propres partisans, Donald Trump est déterminé à mettre en œuvre l'ensemble de son programme électoral. Celui-ci semblait tellement excessif et réactionnaire que les adversaires et les électeurs du nouveau président ont supposé qu'il entendait avant tout gagner l'élection sur la base de propositions dérangeantes et inédites. Il n'en est rien.
Trump prend très au sérieux sa vision du monde, aussi extravagante et extraordinaire soit-elle, et la met en œuvre point par point sans se soucier le moins du monde de l'opinion publique ou du système juridique américain. L'opinion publique ? Pour l'instant, elle est tellement abasourdie par les annonces du président que personne ne réagit, ni du côté du président, ni du côté de ses rivaux.
D'autre part, Trump agit sans pitié, et sans explication, parce qu'il croit que le peuple américain le soutient pleinement et approuve ses actions. Ce n'est manifestement pas le cas, puisqu'il n'a obtenu que la moitié des voix ; l'autre moitié lui est franchement hostile. Trump ne tient pas compte du fait que le président, une fois élu, est le président de tous les Américains et pas seulement de sa faction. Son mépris de la loi et de la Constitution est sans doute la caractéristique la plus frappante de son comportement. Il ne se passe pas un jour sans que Trump ne signe quelques décrets qui ne relèvent pas de sa compétence et qui finiront évidemment par être annulés par des juges locaux puis par la Cour suprême. Les exemples ne manquent pas.
Trump a renvoyé tous les inspecteurs généraux de chaque administration fédérale qui sont chargés de surveiller la fraude et la corruption. Ces inspecteurs sont nommés par le Congrès et le président n'a pas le pouvoir de s'en débarrasser. Il est significatif que Trump considère la corruption et la fraude comme des incidents mineurs.
La décision de Trump de retirer la citoyenneté américaine à toute personne née aux États-Unis mais de parents étrangers est peut-être plus spectaculaire. Cette mesure, appelée « droit de naissance », est l'un des fondements de la nation américaine et est inscrite dans la Constitution. Cette décision ayant été immédiatement annulée par un juge fédéral, M. Trump en a conclu que la Constitution devait être amendée, un processus long et compliqué qui n'aboutit presque jamais.
Au milieu de cette incertitude, au moins dix millions d'Américains ne savent plus s'ils sont citoyens ou s'ils sont devenus apatrides. Il ne fait aucun doute que la menace et la peur sont des instruments de pouvoir chers à Trump ; l'incertitude juridique dans laquelle il plonge ses concitoyens contribue à son sentiment de toute-puissance.
Une autre décision illégale a été d'utiliser l'armée pour expulser les immigrants illégaux et les réfugiés potentiels qui voulaient franchir la frontière avec le Mexique et le Canada. L'armée américaine n'a pas le droit d'intervenir sur le sol américain ni de s'immiscer dans les affaires intérieures des États-Unis. Cela n'empêche pas les soldats de camper à la frontière, mais sans bouger, et sans que l'on sache très bien pourquoi ils sont là. Sans doute, une fois de plus, pour susciter la peur chez les migrants potentiels.
Ces initiatives de politique intérieure ont pour conséquence de créer la confusion au sein de la population. Mais si la peur est un élément du pouvoir, elle ne contribue guère à la légitimité de Trump ni à la pérennité de son pouvoir. Tôt ou tard, ses opposants politiques et la société civile se révolteront contre ce mépris de la Constitution, un texte presque aussi sacré pour les Américains que la Bible.
La politique étrangère de Trump est tout aussi capricieuse. En effet, il est plus conciliant avec ses adversaires qu'avec ses alliés : menacer d'annexer le Groenland et de s'emparer du canal de Panama est une agression contre tous les membres de l'UE et toute l'Amérique latine. Concernant cette dernière, renvoyer les clandestins en Colombie et au Mexique sans l'accord de ces deux pays permettra aussi de soulever tout le continent contre l'impérialisme de Trump. Ce qui était autrefois l'arrière-cour des États-Unis constituera à nouveau une alliance anti-yankee qui inclura Cuba et le Venezuela.
L'Europe est tout aussi mal à l'aise face aux intentions imprévisibles de Trump à l'égard du Danemark et de tous les membres de l'OTAN. Et les incursions d'Elon Musk dans la politique allemande avec l'extrême droite ne sont pas de nature à rassurer les Européens ; il est inédit que le gouvernement américain intervienne dans des élections européennes en choisissant un camp hostile à la démocratie.
Quant à l'Ukraine, on ne sait rien car Trump ne sait pas non plus ; mais il semble prêt à faire plus de concessions à Poutine, qu'il tient en haute estime, qu'à Zelenski, qu'il méprise. Une fois de plus, les amis de l'Amérique deviennent ses ennemis.
La politique économique de Trump va également à l'encontre des intérêts de ceux dont il a sollicité le vote. Les droits de douane qu'il entend imposer sur toutes les importations, à commencer par celles provenant d'alliés tels que le Mexique, le Canada et l'Europe, contribueront à la hausse des prix : ce sont les consommateurs, et non les exportateurs, qui paient les droits de douane.
Les droits de douane de Trump joueront contre les plus pauvres et contribueront à stimuler l'inflation, ce qui est le contraire de ce qu'il a promis. Il est clair que la Maison Blanche ne comprend pas la mécanique des droits de douane. Outre le Mexique et le Canada, ces droits de douane détruiront également les chaînes de production, car la plupart des produits industriels sont fabriqués simultanément dans ces trois pays.
Une partie de l'industrie américaine sera touchée, à commencer par le secteur automobile, contrairement aux promesses électorales. Il faut aussi noter que les baisses d'impôts que le président a promises aux plus riches, et en particulier aux super-riches, seront compensées par des coupes dans les prestations sociales. Avec Trump, les super-riches sont au pouvoir ; de plus, le président va créer une nouvelle classe de super-pauvres.
. Des super-pauvres qui se moquent de savoir s'ils sont noirs, métis ou transgenres, puisque Trump s'est passé des administrations fédérales qui luttent contre les discriminations et invite les entreprises privées à lui emboîter le pas. En pratique, cela rétablira la suprématie du mâle blanc, dont le héros est Trump.
Toutes ces démonstrations de force sont contraires à la Constitution américaine et à sa tradition politique ; elles priveront aussi le pays de tout soft power. Trump n'est plus en mesure de faire la leçon à Poutine ou à Xi Jinping sur la démocratie ou le respect des droits de l'homme.
Nous savons aussi que l'ambition ultime de Trump est de se succéder à lui-même. La Constitution le lui interdit, mais son entourage laisse entendre qu'il l'ignorera ou la modifiera. S'il ne devient pas roi après avoir été président, il compte sur ses enfants pour lui succéder ; lors d'événements publics, il s'affiche avec eux comme une cour monarchique à l'image de la Grande-Bretagne.
Il voue une grande admiration à Elizabeth II, oubliant que la monarchie britannique, comme la monarchie espagnole, règne mais ne gouverne pas. Si je devais me risquer à une prédiction, risquée, je parierais que, si le monde a survécu à Trump I, Trump II ne terminera pas son mandat dans des conditions optimales. Et qu'il n'y aura pas de Trump III.
Guy Sorman
https://www.almendron.com/tribuna/trump-se-autodestruye/
Guy Sorman est un économiste, journaliste, philosophe et auteur français. Sorman est juif. Il est devenu citoyen américain en 2015 et conserve la nationalité française.
LE DANGER N'EST PAS TRUMP MAIS MUSK...
Nous sommes entrés dans une nouvelle ère dominée par la personnalité de Donald Trump. Cela nous terrifie, à tort selon moi, car nous passons à côté de la plaque : Trump est flamboyant et imprévisible, mais il n'est pas vraiment dangereux, ni pour la démocratie, ni pour les États-Unis, ni pour le reste du monde. Il n'est pas un inconnu, puisque nous l'avons déjà essayé pendant quatre ans et que nous connaissons son mode d'emploi.
Trump parle beaucoup et fort : il se vante, mais n'agit guère. Revenons sur son premier mandat : que faut-il en retenir ? En quatre ans, il n'a pris pratiquement aucune décision, à l'exception d'une seule, extraordinaire, dont il ne se vante pas : le financement accéléré d'un vaccin contre la covidie. Grâce à cette intervention éclair, le vaccin a été découvert, produit et distribué, sauvant ainsi plusieurs millions de vies.
Cela suffirait à assurer la gloire de Donald Trump, mais il n'en parle jamais pour la simple raison que beaucoup de ses partisans sont anti-vaccins. Nous pouvons donc être sûrs que la prochaine législature ne sera pas très différente de la précédente. Rappelons également que les extravagances de Donald Trump ont été et resteront limitées par la puissance considérable des institutions qui restreignent le pouvoir de décision du président. Comme on le dit souvent aux États-Unis, ce pouvoir est avant tout le pouvoir de parler, le « pouvoir de la chaire », plutôt que le pouvoir d'agir.
L'Europe s'inquiète à juste titre des ambitions impérialistes de Trump d'absorber le Canada et de conquérir le Groenland et le Panama. Toute l'Amérique latine a réagi négativement au projet de Trump de réoccuper le canal de Panama, ravivant un siècle d'impérialisme américain et de mauvais souvenirs. Mais rien de tout cela ne se produira, pas plus que la conquête du Groenland et du Canada, car l'armée américaine n'acceptera pas d'ordres illégaux.
Il est du devoir de chaque soldat américain de refuser un ordre illégal du président. On voit donc mal qui pourrait envahir le Groenland, le canal de Panama ou le Canada à la demande de Trump. De toute façon, Trump a tendance à oublier ses lubies du jour au lendemain et à en inventer d'autres encore plus extravagantes. Son véritable objectif est d'occuper les médias, de s'accaparer tous les feux de la rampe.
C'est pourquoi je ne partage pas l'inquiétude excessive des analystes de la gauche américaine, relayée par les médias européens, qui annoncent la fin de la démocratie aux Etats-Unis et, par contagion, la progression de l'illibéralisme dans le reste du monde à l'image du contre-modèle hongrois ou des dictatures chinoises et russes. Prophétiser la fin de la démocratie aux Etats-Unis, c'est en ignorer les fondements, essentiellement la division des pouvoirs voulue par les Pères fondateurs, inspirés par des philosophes anglais comme Locke ou français comme Montesquieu.
Ils avaient compris que tout pouvoir tend à l'excès s'il n'est pas soumis à des contre-pouvoirs. Il en va de même pour la Constitution américaine : elle résistera à Trump numéro deux comme elle a résisté à Trump numéro un.
Je perçois cependant une autre menace pour la démocratie libérale, qui n'a rien à voir avec la personnalité de Donald Trump, mais avec la montée en puissance des forces du capital, qui disposent de sommes d'argent et d'influence sans précédent. Une caste de nouveaux riches issus de la mondialisation a émergé, multipliant les milliards à l'infini. Les milliardaires en question, aux États-Unis ou ailleurs, ont en commun de n'avoir rien créé d'utile.
Ils n'inventent pas de nouvelles machines ou de nouveaux médicaments, ce sont des artistes de la finance qui savent se positionner au carrefour de la création et du business. Elon Musk, par exemple, symbole de cette nouvelle race de super-riches, n'a pas inventé la voiture électrique, mais il a su acquérir la société qui l'a créée, par tranches et au bon moment.
Musk n'a rien inventé, il a profité des inventions des autres.
Ces super-riches ont accumulé des fortunes inégalées et aussi un pouvoir qu'ils n'ont jamais eu l'occasion d'exercer. En France, par exemple, la quasi-totalité de la presse écrite et des chaînes de télévision est aujourd'hui aux mains de quelques super-riches qui imposent aux journalistes leur vision idéologique de la société. Adieu la vérité.
Les réseaux sociaux, dont on a cru un temps qu'ils équilibreraient le débat politique, contribuent au contraire à le radicaliser. Parce qu'ils appartiennent aussi à des super-riches plus intéressés par le pouvoir que par la vérité. Pourquoi cette évolution est-elle si inquiétante ? Il faut rappeler que les fondateurs de la démocratie libérale au XVIIIe siècle ont fondé leur projet, qui est aujourd'hui la norme dans nos sociétés européennes, sur la différenciation des rôles.
Selon eux, la liberté ne pouvait naître que de la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Depuis, le pouvoir des médias, souvent qualifié de quatrième pouvoir, s'est ajouté. Il devait également rester indépendant, avec un code de déontologie appliqué par les journalistes, mais comme je l'ai déjà souligné, l'indépendance de ce quatrième pouvoir est aujourd'hui menacée.
Ce que les philosophes de la démocratie libérale n'avaient pas imaginé, un phénomène sur lequel ils continuent à réfléchir peu, c'est l'émergence d'un cinquième pouvoir, celui des super-riches ; il corrode peu à peu tous les autres par une sorte de corruption, insidieuse ou ouverte. Pour simplifier et résumer, Elon Musk, pour ce qu'il représente en termes d'ambition et d'influence débridées, me semble infiniment plus dangereux pour la démocratie libérale que Donald Trump.
Des Elon Musk apparaissent partout dans le monde, même dans des régimes dictatoriaux comme la Russie et la Chine. Ces personnes superriches et superpuissantes contournent les contrôles et les équilibres. Ils contribuent peu au bien commun et la plupart d'entre eux, experts en optimisation fiscale, utilisent la mondialisation pour éviter de payer des impôts à qui que ce soit et où que ce soit.
Ils sont donc aussi puissants qu'inutiles. Le seul contre-pouvoir qui s'est élevé jusqu'à présent contre l'émergence de cette nouvelle caste ambitieuse est la Commission européenne à Bruxelles. De temps en temps, elle impose des amendes pour les abus de pouvoir d'un réseau social, mais en réalité, c'est insignifiant face à la menace globale que représentent ces super-riches.
Encore une fois, regardons au bon endroit et ne nous trompons pas d'adversaire. L'ennemi n'est pas Donald Trump, qui sera mis au pas par les propres institutions américaines et par la résistance des dirigeants européens. L'ennemi, c'est Musk, non pas M. Musk en particulier, que je ne connais évidemment pas, mais Musk comme métaphore de l'émergence d'un monstre antidémocratique né des entrailles de la mondialisation sauvage...
Guy Sorman
Lundi, 20/Jan/2025 Guy Sorman ABC
https://polisfmires.blogspot.com/2025/01/guy-sorman-el-peligro-no-es-trump-sino.html
Ce n'est plus une migration, c'est un exode...
Environ 10 000 migrants clandestins se seraient noyés en 2024 entre le Sénégal et l'Espagne, selon les statistiques publiées par les deux gouvernements concernés. Ce chiffre est sans doute inférieur à la réalité. Et il ne décrit qu'une des nombreuses routes par lesquelles le sud se dirige vers le nord. On pourrait y ajouter, pour la seule Europe, les migrations qui se terminent par des noyades en Méditerranée, entre la Libye et l'Italie, et dans la Manche, entre la France et la Grande-Bretagne. Personne ne connaît le nombre de migrants qui traversent la Turquie et la Grèce, ni ceux qui traversent le Sahel à pied pour rejoindre la Libye et l'Italie.
Sur un autre continent, l'Australie est assiégée par des foules de Chinois et de Vietnamiens. Et bien sûr, un nombre considérable de personnes arrivent au Mexique et au Canada en provenance d'Amérique latine. Et nous pourrions certainement mesurer en millions l'exode massif de pays dictatoriaux pauvres comme l'Érythrée et la Chine, du sud vers le nord ou, en d'autres termes, vers les démocraties libérales prospères : la nouvelle Terre promise. Il s'agit d'un mouvement historique que personne ne sait comment gérer. L'exode dans l'histoire de l'humanité est certainement aussi vieux que l'humanité elle-même. Si l'on en croit la Bible, les Hébreux ont erré dans le désert pendant 40 ans pour passer de l'Égypte à la Terre promise ; Moïse, qui conduisait ses disciples, n'est jamais arrivé à destination.
L'Amérique du Nord et l'Europe sont aujourd'hui la terre promise. Cela devrait relativiser nos critiques internes ; nous nous plaignons de nos malheurs quotidiens, mais pour les populations du Sud qui ne connaissent ni la liberté ni la prospérité, c'est l'idéal pour lequel elles sont prêtes à risquer leur vie. Ces immigrés se font peut-être des illusions sur nos pays du Nord, mais ils sont en général assez bien informés par les circuits qui relient les diasporas installées dans le pays d'accueil aux peuples d'origine. Ils connaissent les risques qu'ils encourent. Le comportement des pays d'accueil est beaucoup plus ambigu. En dehors du cas exceptionnel de l'accueil des migrants syriens par la chancelière Angela Merkel, on assiste à un rejet croissant de cette vague migratoire.
Comme chacun le sait, cette vague suscite dans nos pays l'inquiétude, voire la colère, d'un mouvement qui devient rapidement xénophobe, au motif qu'il n'est pas possible de coexister avec des personnes de cultures et de religions totalement étrangères. Dans les pays d'accueil, de nombreux salariés, notamment des ouvriers, craignent d'être licenciés à cause des nouveaux arrivants. En réalité, si l'on adopte une approche purement économique, que je reconnais être restrictive, la contribution de l'immigration a été plutôt positive. Les immigrés sont jeunes et entreprenants, car il y a d'abord une sorte d'auto-sélection : ceux qui arrivent au Nord sont les plus audacieux, et une fois sur place, à quelques exceptions près, ces immigrés, clandestins ou non, enrichissent le pays d'accueil de leur travail. Mais il ne s'agit là que de statistiques, alors que nos réserves sont plutôt d'ordre culturel.
Il n'est pas non plus utile de rappeler qu'au fond, nous sommes tous des immigrés et que la notion de peuple premier n'existe que dans l'imagination de certains anthropologues. Je sais que ces arguments savants ne permettent pas de gérer l'exode et d'éviter qu'il ne dégénère en querelles entre les peuples d'accueil et les nouveaux arrivants. Les solutions adoptées jusqu'à présent n'ont guère fait leurs preuves. L'UE paie la Libye et la Turquie pour qu'elles retiennent les migrants avant qu'ils ne franchissent les frontières de l'UE ; l'efficacité de ces mesures reste à prouver, mais leur inhumanité est indiscutable.
Un autre exemple est celui de l'Australie, qui envoie les demandeurs d'asile sur une île du Pacifique, où les migrants potentiels passent des années avant que leur demande ne soit examinée. Le Royaume-Uni avait envisagé un circuit identique en envoyant les demandeurs d'asile au Rwanda, où ils attendraient des années devant un hypothétique guichet. Ces solutions pratiques ne résolvent rien, pas plus que les solutions juridiques. Comment distinguer un demandeur d'asile légitime d'un migrant économique non légitime ? C'est difficile, car chaque migrant connaît l'histoire qu'il doit raconter pour être reconnu comme réfugié politique. En outre, le réfugié économique peut être plus utile au pays d'accueil que le réfugié politique.
Il existe une solution économique jamais testée, proposée par l'économiste de Chicago Gary Baker. Il rappelle qu'un immigrant arrivant dans un pays du Nord a un accès immédiat au capital accumulé depuis des générations par les travailleurs du pays d'accueil. Selon Gary Baker, d'un point de vue strictement économique, il serait normal que l'immigrant paie pour ce droit d'accès au capital accumulé. Ainsi, les pays d'accueil mettraient en vente des visas relativement chers et l'immigration serait sélectionnée sur cette base financière. Ce n'est pas moral, mais c'est légitime. Et sûrement irréalisable. Quant à la fermeture des frontières, je n'en rêve pas. Même si l'UE était entourée de barbelés, le désespoir et la détermination aideraient les migrants à atteindre notre pays.
Daniel Cohn-Bendit, député européen, a proposé une autre solution, peut-être plus pratique, inspirée d'un modèle suisse aujourd'hui disparu : il a suggéré que le Parlement européen adopte chaque année un quota de migrants en fonction des besoins économiques du pays d'accueil. Ce quota serait appliqué avec une rigueur absolue aux frontières de l'UE, sans distinction entre migrants économiques et politiques. C'est pour l'instant la solution la plus imaginative et la plus pratique que nous connaissons, mais elle se heurte au droit international. Et elle suppose un accord entre tous les pays européens, qui ne sont pas concernés de la même manière par cet exode.
Il est donc à craindre qu'en dehors des ballades politiques, il ne se passe plus rien dans les années à venir. Les mouvements et les drames démographiques se poursuivront, les Africains continueront à se noyer dans l'Atlantique ou la Méditerranée. Nous en repousserons certains et en accueillerons d'autres. Des milliers d'entre eux franchiront nos frontières poreuses pour s'installer parmi nous. Transformeront-ils notre culture ? Probablement oui. C'est déjà le cas pour la musique et la gastronomie, pour ne citer que des exemples anecdotiques. Vont-ils nuire à notre économie ? Certainement pas ; comme nous l'avons dit, l'immigration est bénéfique pour le pays d'accueil.
Nous aimerions apporter une solution plus définitive, basée sur le modèle du « chacun pour soi ». Mais ce serait impraticable, immoral et contraire à toute l'histoire de l'humanité. Comme les Hébreux dans le désert, tous les peuples rêvent de la Terre promise, qu'elle soit réelle ou mythologique. L'exode fait partie de notre histoire et de notre destin, nous ne pouvons pas l'empêcher. Mais il n'est pas impossible de discuter d'une politique claire et réaliste, combinant les hypothèses Becker et Cohn Bendit. Cela permettrait de rassurer les populations d'accueil, de limiter la démagogie populiste et de réduire les drames meurtriers.
Par Guy Sorman
7 janvier 2025
Article publié dans le quotidien espagnol ABC
https://www.elnacional.com/opinion/ya-no-es-migracion-es-exodo/
Un Père Noël impérialiste...
Quoi qu'on dise et quoi qu'on pense des États-Unis, on ne peut pas attribuer leur primauté à leur seule puissance économique ou militaire ; l'américanisation indéniable du monde est due à la capacité de l'Amérique à créer des icônes universelles...
Aux alentours de Noël, je me trouvais à Tokyo, au Japon, dans le quartier animé de Shinjuku. Des centaines de cerfs-volants de tous âges envahissaient ce quartier populaire auprès des jeunes et des branchés. Ceux qui ne portaient pas le tabard rouge arboraient les bois des rennes qui transportent traditionnellement le traîneau du Père Noël sur leur tête. Mais le Père Noël n'a rien de japonais, il n'a aucun lien avec la civilisation locale, ni avec le christianisme, quasiment absent au Japon.
Le Père Noël est aujourd'hui omniprésent, du Japon au Brésil, en passant par l'Indonésie, l'Afrique du Sud et, bien sûr, toute l'Europe. Il y a même un Père Noël en Inde, en Chine et en Russie. Les pays musulmans ne sont pas épargnés, du moins les plus tolérants : des pères Noël ont été aperçus au Caire et à Marrakech. Ce Père Noël universel a réussi à éclipser la naissance de Jésus, qui semble presque marginal par rapport au Père Noël grassouillet. Que fête-t-on à Noël ? On ne le sait plus. La Nativité s'est réfugiée dans quelques églises rurales de pays traditionnellement chrétiens, mais encore...
L'histoire du Père Noël est peu connue. Il s'agit pourtant d'un véritable roman, dicté en 1823 par un universitaire américain nommé Clement Clarke Moore. Ce professeur de grec et d'hébreu dans un séminaire théologique de New York a publié anonymement un poème intitulé « A Visit from St Nicholas », afin de ne pas ternir sa réputation académique. Dans ce texte, inspiré d'une légende hollandaise, Saint-Nicolas est chargé de ramener à la vie les enfants assassinés. Saint-Nicolas devient ainsi le parrain des enfants et la raison pour laquelle on leur offre des cadeaux la veille de Noël.
Dans le poème de Moore, le miracle de Saint-Nicolas, connu aux États-Unis sous le nom de Père Noël, n'a pas lieu le jour de Noël, mais la veille de Noël. Grâce à la coutume de Saint-Nicolas, le Père Noël et la Nativité ont fusionné. Le Père Noël et la Nativité ont fusionné en une seule soirée. Le fait qu'un Saint-Nicolas néerlandais ait été adopté aux États-Unis n'a rien d'extraordinaire, car les premiers occupants de New York - qui s'appelait à l'origine la Nouvelle-Amsterdam - venaient des Pays-Bas et ont apporté leur culture à la ville. Les traces de cette culture sont encore visibles dans la cuisine et l'architecture.
Le poème de Moore, publié sans signature dans un journal local de la ville de Troy, près de New York, est devenu un succès populaire que les parents lisaient à leurs enfants tout au long du XIXe siècle et dans tous les États-Unis. Ce qui manquait à ce Saint-Nicolas, c'était un visage, inventé de toutes pièces par un célèbre caricaturiste, Thomas Nast, qui a créé le Père Noël tel que nous le connaissons aujourd'hui, avec sa barbe, son tabard et son traîneau, pour un magazine en 1862.
Il ne fait aucun doute que le costume facilement reconnaissable, la jovialité du personnage et son amour pour les enfants ont fait de lui l'icône que l'on connaît. Personne n'aurait pu imaginer à l'époque la confusion entre le Père Noël et la Nativité, ni la mondialisation de ce personnage. Je ne proposerai pas d'interprétation convaincante - cela relèverait de la psychologie des foules - mais je rappellerai que presque toutes les icônes universelles, du Père Noël à Mickey Mouse en passant par Beyoncé et Taylor Swift, viennent des États-Unis.
Ainsi, au-delà des cultures nationales et des religions, une sous-culture ou une super-culture a émergé dans le monde entier, qui englobe toutes les autres. Quoi qu'on dise ou quoi qu'on pense des États-Unis, on ne peut pas attribuer leur primauté uniquement à leur puissance économique ou militaire ; l'américanisation indéniable du monde est due à la capacité de l'Amérique à créer des icônes universelles. Pour cela, je voudrais donner une explication : toutes les cultures, toutes les langues, toutes les civilisations sont présentes aux États-Unis.
Les icônes qui en émergent, culture et sous-culture, le Père Noël, Mickey Mouse, Marylin Monroe, le jazz... sont l'expression de ce cosmopolitisme dans lequel chacun, où qu'il vive et quel que soit son culte, peut enfin se reconnaître. Cherchons un seul pays qui ait apporté au monde des figures aussi universellement reconnaissables : Don Quichotte peut-être, Napoléon malheureusement, Confucius certainement, dont nous connaissons la longue barbe, mais pas la philosophie. Certains objecteront que ces icônes américaines sont superficielles, insignifiantes et sans effet sur le comportement du reste du monde.
Je ne suis pas d'accord : ces idoles confèrent aux États-Unis ce que l'on appelle le « soft power », qui n'a pas son pareil parmi les autres puissances. Le soft power est une arme diplomatique et économique, et les icônes américaines transforment les cultures qu'elles pénètrent. Par exemple, en tant qu'enfant juif, j'ai été un jour très contrarié par le fait que mes camarades de classe recevaient des cadeaux à Noël et pas moi. C'est alors que mes parents, comme beaucoup d'autres parents juifs, ont adopté l'idée d'offrir des cadeaux aux enfants à l'occasion de la fête juive de Hanoukka, une fête biblique célébrant la reconstruction du Temple, qui n'a évidemment rien à voir avec les enfants ou la Nativité. Hanoukka est devenu un substitut de Noël.
Je cite cet exemple parce qu'il m'est familier, mais je suis convaincu que, dans beaucoup d'autres civilisations, Noël est devenu la fête des enfants avant même d'être la fête du Christ. Alors, que faire ? Réjouissons-nous de cette universalisation des valeurs festives et déplorons l'appauvrissement culturel qu'elle entraîne.
https://rafaelzaragozapelayo.com/2024/12/30/un-papa-noel-imperialista-guy-sorman/
LA STRATÉGIE DU FOU...
Comprendre la guerre, la prévoir, l'organiser et même en dicter les lois relèvent depuis des siècles d'un art stratégique développé par des philosophes chinois comme Sun Tzu (« L'art de la guerre », publié il y a 2 500 ans mais toujours étudié en Chine), à l'époque moderne par Carl von Clausewitz en Prusse (« De la guerre », 1835) et plus récemment par Henry Kissinger (« La diplomatie », 1994).
Après les procès des dirigeants nazis à Nuremberg en 1945 et des instigateurs de la guerre à Tokyo en 1946, nous avons été amenés à croire que l'horreur des combats avait désormais des limites à ne plus franchir. De plus, le développement de l'armement nucléaire a conduit à l'élaboration de règles du jeu complexes, dites de dissuasion mutuelle, afin qu'aucun détenteur de ces armes létales ne soit tenté de les utiliser, sous peine d'anéantissement. Depuis 1945, ces constructions philosophiques, juridiques et diplomatiques n'ont pas éliminé la guerre, mais elles ont contenu les conflits dans des limites gérables qui ne mettaient pas en péril les fondements du droit international et la survie de notre planète.
Il me semble que ces convictions sont aujourd'hui ébranlées par les conflits qui massacrent le Moyen-Orient, l'Ukraine, l'Afrique sahélienne et tropicale et menacent l'Extrême-Orient. Jusqu'à ce que la Russie attaque l'Ukraine, on pouvait encore penser que les grandes puissances respecteraient plus ou moins la Charte de l'ONU et la stabilité des frontières. Depuis que Poutine a mis cette charte en lambeaux, il est clair que le cœur du droit international n'est plus valable.
Au Moyen-Orient, par exemple, la vengeance d'Israël face à l'agression du Hamas a déjà dépassé les limites des représailles pour s'engager dans un remodelage complet des contours de la région.
Au Sahel, au Congo et au Soudan, dont on parle peu, des chefs de guerre militaires recomposent, au gré de leurs victoires et de leurs défaites, de gigantesques territoires dont les noms, hérités de la colonisation, ne recouvrent plus aucune réalité, ni humaine, ni politique.
En Asie, le gel du conflit entre les deux Corées semble également de plus en plus fragile et l'on se demande si la zone démilitarisée qui sépare le Nord et le Sud résistera aux tentations nucléaires du Nord.
Taïwan, qui est une Chine démocratique, ne tient plus qu'à un fil pour garder son indépendance, fil que les Etats-Unis pourraient couper demain si cela convenait à sa relation avec la Chine communiste.
La nouveauté de tous ces conflits, c'est qu'ils sont totalement aberrants. Je veux dire qu'autrefois, les guerres obéissaient à une certaine logique, avec des objectifs annoncés à l'avance et des opérations militaires relativement compréhensibles. Cette logique et cette clarté ont été remplacées par une sorte de délire de la part de chefs de guerre qui n'ont aucune idée de ce qu'ils veulent, si ce n'est leur désir narcissique d'être des leaders.
Par exemple, que veut Poutine en Ukraine ? Personne ne le sait vraiment, sauf peut-être lui-même, mais nous ne pouvons pas en être sûrs : fait-il la guerre pour le plaisir, veut-il vraiment conquérir l'Ukraine ou veut-il vraiment reconstruire l'empire soviétique ? Personne ne peut répondre à ces questions. C'est la stratégie délibérée de Poutine : paraître totalement irrationnel et imprévisible. Lorsqu'il menace d'utiliser des armes nucléaires, nous ne savons pas s'il bluffe ou s'il s'agit d'une possibilité réelle. C'est la stratégie du fou. Parce que je suis fou, laisse entendre Poutine, je suis capable de tout.
Bien sûr, cette stratégie du fou pourrait aussi être attribuée de manière très crédible à la Corée du Nord, puisque là aussi, un dictateur qui ne semble pas très équilibré menace de lancer des missiles nucléaires contre les États-Unis, la Corée du Sud et le Japon.
. Kim Jong Un fait croire à sa folie, qui pourrait être réelle, et déstabilise ainsi l'Occident en nous empêchant d'élaborer une stratégie de riposte. Netanyahou n'est certainement pas fou, mais sa stratégie l'est parce qu'elle ignore l'existence réelle des Palestiniens. Et son message au monde arabe laisse entendre que, poussé par la folie réelle de sa coalition, sinon la sienne, il est capable de tout, même d'attaquer l'Iran, quitte à déclencher un conflit mondial.
En Afrique, depuis la chute de la Libye, les anciens mercenaires de Mouammar Kadhafi, assassiné en 2011, découpent les territoires sahéliens pour former de nouveaux royaumes. Kadhafi nous a peut-être paru un fou, mais il était plus prévisible que les seigneurs de la guerre qui déchirent aujourd'hui le Mali, le Niger, le Soudan, le Tchad et la Libye.
Les Occidentaux n'ont pas l'habitude de traiter avec des fous. Parce que nous sommes trop cultivés, trop éduqués, trop rationnels, nous attribuons spontanément aux autres les mêmes capacités d'analyse et de prospective que nous nous attribuons à nous-mêmes. Mais que savons-nous ? Nous ne savons rien. Car la principale caractéristique de la folie de l'autre est qu'elle échappe à toute identification et à toute anticipation.
D'autre part, nous sommes maintenant obligés de nous demander si la folie n'a pas pénétré dans notre propre camp. Il est impossible et hypocrite de ne pas s'interroger sur le futur modus operandi de Donald Trump. Il se pourrait que les États-Unis, pleins de contradictions, sans vision claire du monde que le nouveau président dirigera, entourés d'un futur gouvernement notoirement incompétent et parfois psychotique, entrent eux-mêmes dans la stratégie du fou.
Imaginez un dialogue, théorique pour l'instant, entre Poutine, Trump, le président chinois et le président de la Corée du Nord. Chacun pourrait dire à l'autre : « Méfie-toi de moi, je suis encore plus fou que toi, je suis capable du pire, encore pire que toi ». Il faudrait un Kissinger ou un Sun Tzu pour repenser l'avenir du monde et la bonne stratégie à adopter, l'Europe en particulier, face à l'ampleur de cette nouvelle folie. L'Europe semble très saine d'esprit dans cette maison de fous qu'est devenue notre planète. Mais c'est un bon sens désarmé. Il est impossible de raisonner les fous. Il ne reste plus qu'à les enfermer dans une camisole de force, ce que l'Union européenne est aujourd'hui incapable de faire.
Nous avons les moyens, mais il nous manque la volonté et l'unité. Il nous faut un leader, et le seul possible serait évidemment Donald Tusk.
Guy Sorman 09 12 24