L’effondrement des sociétés complexes
Il y a quelques jours, je parlais des énormes goulots d’étranglement qui ont “apparu” dans le développement de la transition dite énergétique...
Cette semaine, nous avons l’incroyable cas de la panne d’électricité à l’aéroport d’Heathrow en Angleterre.
En lisant les pages de Cleantechnica, je rencontre un article critique sur le retard dans l’adaptation des réseaux électriques. En fin de compte, le problème est tellement évident qu’il finit par être reconnu.
Mais seulement à moitié ...
L’auteur de l’article pense qu’en améliorant les plans, en coordonnant les politiques de chaque pays au bénéfice de l’espace européen global et en éliminant la bureaucratie des permis, tout sera résolu.
https://cleantechnica.com/2025/03/22/europes-electricity-crisis-from-heathrows-blackout-to-a-continental-wake-up-call/
"L’incendie qui a paralysé l’aéroport d’Heathrow en mars 2025 n’a pas seulement annulé des vols. Il a ruiné les illusions. Une panne dans une seule sous-station à proximité de l’un des centres de transport les plus fréquentés au monde a paralysé le trafic aérien européen. Des milliers de vols sont restés à terre. Les systèmes numériques ont échoué. Les systèmes de sauvegarde, non. Tout cela parce qu’un complexe de matériel qui relie la transmission à la distribution en un seul endroit a échoué.
L’effet domino global a été instantané : la logistique s’est compliquée, les passagers sont restés bloqués et l’attention s’est directement portée sur l’infrastructure qui alimente tout en silence : le réseau électrique. Ce qui aurait dû être un problème technique mineur s’est transformé en une défaillance majeure de l’infrastructure. Ce n’était pas seulement une mauvaise journée à l’aéroport, mais un exemple frappant de la fragilité dangereuse du système électrique européen face à la complexité moderne, à l’électrification croissante et au stress climatique.
Le réseau électrique européen est l’un des plus interconnectés au monde, s’étendant du Portugal à la Finlande et synchronisant l’énergie entre des dizaines de pays. Cette interconnexion est leur superpuissance et leur talon d’Achille. L’Union européenne a fixé certains des objectifs de décarbonisation les plus ambitieux au monde, avec pour objectif d’atteindre 42,5 % d’énergie renouvelable d’ici 2030 et zéro émission nette d’ici 2050. Mais ces objectifs reposent sur un système conçu pour une ère différente.
Le réseau électrique actuel est conçu pour la production centralisée de combustibles fossiles (centrales au charbon près des villes, turbines à gaz alimentant les charges locales), pas pour les panneaux solaires dispersés et les parcs éoliens marins éloignés qui dominent le développement moderne. Il en résulte un déséquilibre physique et réglementaire : des kilowatts d’électricité propre sont disponibles, mais restent souvent bloqués là où ils sont produits. Selon Clean Energy Grid, plus de deux térawatts de projets éoliens, solaires et de stockage sont en retard sur seulement quatre grands marchés européens parce qu’ils ne peuvent pas se connecter au réseau. Cela n’est pas dû à un problème de planification, mais à une crise de livraison à part entière."
...
"La bonne nouvelle est que Bruxelles commence enfin à écouter. En mai 2024, sous la pression des dirigeants de l’industrie et des États membres, les ministres de l’énergie de l’UE se sont publiquement engagés à mettre en place une nouvelle approche centralisée de la planification du transport. Cet engagement a marqué un changement de ton, passant des solutions nationales et bilatérales à une stratégie d’infrastructure intégrée et continentale. Le plan comprend l’accélération de projets d’interconnexion clés, la mise en place de corridors prioritaires pour de nouvelles lignes à haute tension et l’harmonisation des cadres d’autorisation dans tous les États membres."
(Quark sur son blog, 23 03 25)
Le coût croissant de la complexité (plus d’infrastructures et de complexité sociale) est au cœur du livre de Tainter, L’effondrement des sociétés complexes. L’Occident a connu son engouement pour les infrastructures plus longtemps que les pays en développement, de sorte que l’incapacité à gérer la dégradation des infrastructures se manifestera d’abord là.
La Chine en développement a versé d’énormes quantités de béton armé au cours des dernières décennies, donc tout est assez nouveau. Ils vont devoir faire face à une tâche énorme pour tout maintenir. Prenons l’exemple du secteur du logement. La Chine a suffisamment de nouveaux immeubles d’habitation vides pour loger toute sa population. Comment vont-ils maintenir toutes ces structures et les appartements dans lesquels vivent les gens?
La civilisation moderne possède une infrastructure physique très complexe. Lorsque l’énergie excédentaire nécessaire à son maintien s’épuise, elle s’effondre. Dans certains endroits, l’effondrement a déjà commencé.
(commentaire sur le blog de Tim Morgan)
300.000 victimes emportées par une pandémie mondiale, des émeutes mortelles, et un président qui s’accroche au pouvoir. Qui aurait pu imaginer un tel scénario pour les États-Unis en 2020 ? Peter Turchin, lui, l’a fait. C’était il y a 10 ans. Mobilisant les méthodes de sa discipline, la cliodynamique, il prédisait un pic de violence politique pour la décennie 2020 dans le pays. Peter Turchin est-il un prophète ? En tout cas, ses idées pourraient bien nous aider à comprendre la trajectoire des puissances de ce monde.
Peter Turchin n’est pas une Cassandre ou un oracle lisant l’avenir dans les entrailles d’une génisse. C’est un chercheur, professeur aux départements de biologie, d’anthropologie et de mathématiques à l’Université du Connecticut. Mais il est surtout l’initiateur de la cliodynamique, une discipline récente à l’intersection de plusieurs domaines des sciences humaines tels que l’histoire, l’anthropologie, et l’économie.
La cliodynamique, une discipline récente
Le nom “cliodynamique”, proposé par Peter Turchin lui-même, fait référence à la muse de l’Histoire dans la mythologie grecque, Clio. Cette discipline a pour objet l'étude quantitative des dynamiques profondes de l’histoire, avec pour ambition la découverte de mécanismes universels à travers les époques. Dans cette perspective, les événements historiques sont considérés comme des processus aléatoires favorisés ou inhibés par le contexte social dans lequel ils surviennent, et donc des manifestations apparentes de phénomènes plus profonds.
Cette discipline met ainsi au second plan le rôle des personnages historiques, considérés comme des produits de leur époque plutôt que l’inverse. À ce titre, la cliodynamique poursuit le mouvement initié par l’école des Annales, qui, sous l’impulsion de Lucien Febvre et Marc Bloch, a importé les sciences sociales dans la démarche de l’historien.
Peter Turchin insiste sur le rôle des prédictions dans la science, car une bonne théorie doit selon lui formuler des prédictions falsifiables. Mais une prédiction n’est pas une prophétie. Les processus historiques sont le fruit de dynamiques complexes et hautement chaotiques. En d’autres termes, la cliodynamique n’ambitionne pas de prédire le futur, ce qui serait vain, mais cherche au contraire à proposer et vérifier des tendances longues et des corrélations à l’aide de méthodes statistiques. Pour ce faire, Peter Turchin utilise un ensemble de données qu’il juge pertinents et les met en relation grâce à des modèles mathématiques.
La dynamique des empires gouvernée par des équations ?
La science consiste à rechercher des explications générales. La question n’est pas "pourquoi tel empire en particulier s’est effondré", mais "pourquoi les empires finissent-ils par chuter en général ?". Peter Turchin, Ultrasociety (2015)
Une des principales questions à laquelle s’est intéressé Peter Turchin est l’expansion et la chute des empires. Sa théorie s’inspire des analyses d’Ibn Khaldoun (1332-1406), historien arabe dont les travaux sont considérés comme précurseurs dans la sociologie et l'économie. Selon Ibn Khaldoun, les empires trouvent leur moteur dans l’asabiyya, un terme qui désigne la cohésion sociale de leurs populations. Une forte asabiyya permet un niveau de coopération élevé, donc des politiques expansionnistes fructueuses et une meilleure résistance aux agressions.
Cependant, l’asabiyya est vouée à diminuer alors que les empires intègrent des ethnies moins assimilables et qu’ils échouent à subvenir aux besoins de leur population en croissance. L’empire est alors affaibli, se fragmente ou perd des territoires à l'issue de défaites militaires. Ibn Khaldoun décrit ainsi un mécanisme endogène et rétroactif : les empires sont intrinsèquement destinés à s'étendre puis à se contracter. Cette dynamique d’expansion et contraction peut être décrite via des équations mathématiques (plus précisément des équations différentielles non linéaires) que Turchin utilise pour modéliser les destins des empires dans Historical Dynamics : Why States Rise And Fall (2003).
Il propose en outre que les empires naissent plus favorablement autour de ce qu’il appelle des "frontières méta-ethniques". Plus ces frontières entre ethnies sont profondes et marquées par la violence, plus la coopération est nécessaire à leur survie. Les démarcations fortes encouragent donc l'intégration de groupes assimilables, qui présentent des caractéristiques communes ‒ mode de vie (agraire/nomade), type de religion (monothéisme/polythéisme), etc. ‒ et peuvent s'agréger jusqu’à former des empires. Par des tests statistiques, Turchin montre que cette théorie est plus crédible que des théories alternatives, comme celle de l’avantage positionnel, selon laquelle les empires s'étendraient généralement là où la géographie leur confère un avantage militaire naturel.
Ces travaux peuvent servir de support pour comprendre les enjeux politiques des années à venir. La méthode développée par Peter Turchin peut en effet être appliquée à des puissances comme les États-Unis, l’Union européenne ou la Chine. C’est d’ailleurs lorsqu’elle est appliquée au présent que la cliodynamique montre tout son intérêt.
Pour Turchin, la cliodynamique appliquée à la société américaine indique que les États-Unis pourraient bien affronter, dans les années à venir, une crise politique majeure susceptible d’affaiblir sa capacité de coopération interne ‒ et donc leur rapport de force avec les autres puissances telles que la Chine ‒, comme il l’affirme dans son ouvrage Ages of Discord, paru en 2016
Un modèle pour “prédire” les crises politiques
La prochaine décennie va probablement être le théâtre d’une instabilité croissante aux États-Unis et en Europe de l’ouest. Tous ces cycles culmineront autour de 2020. Peter Turchin, Nature (2010)
En étudiant l’histoire de plusieurs sociétés telles que l’Empire Romain (500 av. J.-C.- 500 apr. J.-C.) ou encore la Chine (200 av. J.-C. - 1900 ap. J.-C.) et la France (800-1700), Peter Turchin remarque que celles-ci sont traversées par des phases d'instabilité politique régulières. Il observe des cycles multiséculaires de profondes instabilités, qui se superposent à des cycles d’une cinquantaine d'années et de plus faible amplitude (voir figure 1). Qu’un tel comportement cyclique soit observé sur de longues périodes et à travers des sociétés bien distinctes suggère - selon Turchin - un mécanisme universel. Il explique cette observation à partir du modèle structurel démographique défini par les travaux du sociologue et historien américain Jack Goldstone.

Figure 1. Niveau d’instabilité politique (a) de l’Empire Romain (500 av. J.-C.- 500 apr. J.-C.) (b) en France (800-1700). Source : Ages of Discord.
Au début de chaque cycle, on retrouve un excès de population par rapport à la demande de travail. Cette dernière peut être limitée par des nombreux facteurs : dans les sociétés agraires, par exemple, par la quantité de terres cultivables. Dès lors, l’offre excédant la demande, les salaires chutent et la population connaît une phase d’appauvrissement. Cette phase est propice à la production d’élites tirant parti des faibles salaires, élite dont les effectifs les aspirations croissants finissent par devenir insoutenables pour la population. La compétition exacerbée parmi les élites est alors, pour Turchin, le principal moteur d’instabilité politique. Les crises ont pour effet une stagnation voire une diminution de la population, une diminution des effectifs des élites et une réduction des inégalités. Elles créent donc les conditions d'une nouvelle phase de prospérité : c’est le début d’un nouveau cycle.
Turchin calcule un indice de risque politique (political stress index), produit de trois quantités :
- Le potentiel de mobilisation des masses, inversement proportionnel au niveau des salaires : plus ceux-ci sont élevés, moins les masses seraient disponibles à se mobiliser.
- Le potentiel de mobilisation des élites, qui augmente avec leur nombre : l'intensification de la compétition les pousse vers des modes d'action plus radicaux.
- L’indice de stress fiscal de l’État, qui est d’autant plus grand que celui-ci peine à lever les impôts nécessaires à son budget.
Turchin montre en particulier que l’indice de risque politique des États-Unis explose au moment de la guerre de Sécession (1861-1865). En effet, entre 1780 et 1860, la population des États-Unis est multipliée par dix, les terres deviennent rares et nombreux sont ceux qui migrent vers les villes à la recherche d’un travail. La population s’appauvrit et les élites profitent de la pression sur les salaires. Rien qu’au cours de la décennie 1860-1870, le nombre de millionnaires est multiplié par dix. Cette surproduction d’élites dépassait alors largement la croissance des postes dans l’administration ou dans les instances de pouvoir. La compétition s’intensifie et exacerbe les tensions entre les élites industrielles du nord, favorables à des mesures protectionnistes, et les élites agraires du sud, favorables au libre-échange qui facilite l'exportation du coton à bas prix. Symptôme de cette conflictualité intra-élite accrue, les altercations violentes et parfois mortelles entre membres du Congrès s’intensifient dans la décennie 1850. C’est le début d’un long cycle d’instabilité, qui prendra fin avec la Seconde Guerre mondiale et le consensus keynésien.
Dès les années 1980, les États-Unis entrent dans une nouvelle phase d’appauvrissement. Les salaires sont entraînés à la baisse : la force de travail devient excédentaire en raison du baby-boom, d’une immigration élevée, puis de la stagnation économique des années 2000. S’ajoutent à cela les effets du tournant néolibéral et l’affaiblissement des syndicats. En parallèle, la fraction de la population jouissant d’une fortune dépassant 10 millions de dollars est multipliée par 4 entre 1983 et 2010. Appauvrissement de la société, surproduction d’élites, explosion des inégalités : autant de signes annonciateurs, dans le modèle structurel démographique, d’une phase d’instabilité. Pour montrer que la compétition entre élites connaît, elle aussi, une intensification notable, Turchin utilise des données variées telles que l’augmentation en flèche des coûts des campagnes électorales au milieu des années 1980 ou la distribution très inégalitaire des salaires en sortie des écoles de droit, qui indique une séparation grandissante entre ces étudiants qui peuvent jouir des fruits de leur diplôme et ceux qui peinent à rembourser leurs dettes universitaires. Après des décennies de stagnation, au milieu des années Reagan, l’indice de risque politique calculé par Turchin explose.

Figure 2. Indice de risque politique tel que projeté en 2010 par Peter Turchin (en noir) superposé au nombre de manifestations anti-gouvernement et d’émeutes entre 1980 et 2017. Source : Turchin P., Korotayev A. (2010)
Depuis son “avertissement” publié dans Nature en 2010, les prédictions de Peter Turchin semblent se confirmer. La figure ci-dessus montre l’évolution projetée de l’indice de risque politique, superposé à la courbe des émeutes et des manifestations contre le gouvernement des États-Unis. La corrélation est flagrante. Cette année encore, au moins 19 personnes sont mortes aux États-Unis dans les émeutes consécutives au décès de George Floyd, tué par la police de Minneapolis en 2019. Les médias aussi, à l’image de la société américaine, sont de plus en plus polarisés et partisans. Et ce constat ne s’arrête pas aux États-Unis : en France également, où Turchin avait prédit une montée des violences, les gilets jaunes et leur lot de victimes sont passés par là.
Les résultats sont intrigants, mais l’exercice n’est pas inattaquable. D’abord parce que les fondements du raisonnement sont discutables : certaines notions, comme celle d’”élites”, sont vagues et difficiles à cerner au cours de l’histoire. Par ailleurs, Turchin s’appuie sur une idée très malthusienne de la société et de l’économie (du nom du démographe et économiste anglais Thomas Malthus, qui a souligné, au XIXe siècle, les effets potentiellement catastrophiques de la disjonction entre l'évolution linéaire du volume des ressources disponibles et celle, exponentielle, des effectifs de population). Cette vision ne prend en considération ni les luttes politiques, ni l’évolution technologique, et ne rend pas compte des changements profonds des sociétés humaines : les contraintes ne sont sans doute pas les mêmes dans des sociétés agraires et dans des sociétés hyperconnectées et ultra-technologiques. Peut-on vraiment appliquer le même modèle à l’Empire romain et aux États-Unis du XXIe siècle ?
Une autre difficulté inhérente à la méthode de Turchin réside dans les données mobilisées elles-mêmes : il est difficile d'en définir qui correspondent aux variables du modèle proposé par le chercheur américain. Par exemple, comment connaître, à une certaine date, les effectifs numériques des élites, leur niveau de revenus, ou encore le nombre de postes disponibles dans une administration ? Turchin a pour cela recours à ce qu’on appelle des proxies, des indicateurs qui, par reflet, lui permettent d’évaluer une situation, comme le nombre de diplômés en droit, lequel refléterait l'évolution des effectifs de l'élite. Ces indicateurs, toutefois, sont sujets à interprétation de la part du chercheur et leur validité peut être mise en discussion. En outre, l’étude de sociétés sur des périodes longues ou anciennes nécessite de travailler avec des données rares, parcellaires et potentiellement soumises à de forts biais d'échantillonnages. L’histoire, en somme, n’est pas un laboratoire et ne peut pas être sondée pour des données “propres” et vérifiables. Sans ces données, il est dur d’imaginer - comme le faisait faire l’écrivain Isaac Asimov à son personnage Hari Seldon dans La Fondation - qu’on puisse décrire par des équations des phénomènes aussi complexes que les processus historiques sans tomber dans une sorte de positivisme de l’histoire, ou de scientisme.
En dépit des critiques, la démarche de Turchin, qu’il légitime par une réflexion épistémologique, est à l’origine d’un programme de recherche en plein développement. La cliodynamique dispose de sa propre revue et agrège désormais une communauté de chercheurs s’efforçant de suivre les principes de la science ouverte en constituant des bases de données publiques comme Seshat.
Malgré une certaine tendance à la spéculation et au-delà des détails mathématiques et historiographiques, le travail de Turchin est intéressant pour son approche en contradiction ouverte avec l’idéologie néo-libérale. Si celle-ci glorifie la compétition et l’individu, pour Turchin, c’est la coopération qui est le vrai fil conducteur de l’histoire humaine.
Elle est en particulier l’objet de son ouvrage Ultrasociety : How 10,000 Years of War Made Humans the Greatest Cooperators on Earth, dans lequel il avance que la capacité extraordinaire des hommes à coopérer à grande échelle est le résultat d’un mécanisme évolutif, les guerres ayant éliminé les groupes incapables d’atteindre de hauts niveaux de coopération. Plus des groupes sont soumis à une compétition intense (comme des guerres), plus les comportements coopératifs et altruistes sont favorisés au sein de ces groupes par les mécanismes évolutifs de sélection. Il s’oppose ainsi au “darwinisme social”, qui prône la compétition à toutes les échelles de la société. Ses travaux, au contraire, soulignent les effets néfastes des inégalités et soutiennent des formes de coopération larges et complexes organisées par des institutions bureaucratiques.
Comment savoir quand la société est sur le point de chuter ?...
Rencontre avec les chercheurs qui étudient l'effondrement des
civilisations....
Lorsque j'ai parlé pour la première fois avec Joseph Tainter début mai, lui, moi et presque tous les autres avions des raisons de s'inquiéter. Quelques jours auparavant, le nombre officiel d'infections à Covid-19 aux États-Unis avait dépassé le million, les demandes d'allocations de chômage avaient dépassé les 30 millions et les Nations unies avaient averti que la planète était confrontée à "de multiples famines de proportions bibliques". George Floyd était encore en vie et les protestations suscitées par son assassinat n'avaient pas encore balayé la nation, mais un autre type de protestation, menée par des hommes blancs armés d'armes lourdes, avait pris d'assaut le bâtiment de la législature de l'État du Michigan. Le président des États-Unis semblait suggérer de traiter le coronavirus par des injections de désinfectant. L'Utah, où vit Tainter - il enseigne dans l'État de l'Utah - rouvrait ce jour-là ses gymnases, ses restaurants et ses salons de coiffure.
Le chaos était considérable, mais Tainter semblait calme. Il m'a fait découvrir les arguments du livre qui a fait sa réputation, "The Collapse of Complex Societies", qui a été pendant des années le texte fondateur de l'étude de l'effondrement des sociétés, une sous-discipline académique qui est sans doute née avec sa publication en 1988. "Les civilisations sont des choses fragiles et impermanentes", écrit Tainter. Presque toutes celles qui ont jamais existé ont également cessé d'exister, mais "comprendre la désintégration est resté une préoccupation nettement mineure dans les sciences sociales". Ce n'est qu'une légère exagération de suggérer qu'avant Tainter, l'effondrement n'était tout simplement pas un sujet.
Si Joseph Tainter, aujourd'hui âgé de 70 ans, est le patriarche sobre du domaine, ce n'est pas un rôle qu'il semble apprécier. Ses propres recherches ont évolué ; ces jours-ci, il se concentre sur la "durabilité". Mais même dans ses travaux les plus récents, son sujet précédent est toujours là, planant comme un fantôme juste au bord de chaque page. Pourquoi, après tout, nous inquiéterions-nous de la durabilité d'une civilisation si nous n'étions pas convaincus qu'elle pourrait s'effondrer ?
Tainter, qui a grandi à San Francisco et a passé toute sa vie en Occident, n'a jamais été du genre à jouer les Cassandre. Il écrit avec un calme désarmant sur les facteurs qui ont conduit à la désintégration des empires et à l'abandon des villes et sur le mécanisme qui, selon lui, rend presque certain que tous les États qui se lèvent vont un jour tomber. Dans les interviews et les débats, Tainter est assis avec une immobilité troublante, tel un ours gris avec ses lunettes cerclées d'acier, souriant rarement, fronçant rarement les sourcils, ne donnant qu'une tape impatiente des doigts sur un genou. Dans nos conversations téléphoniques, il était courtois mais laconique, prenant le temps de réfléchir avant de parler, offrant rarement plus que ce qu'on lui demandait. Il n'était pas surpris que je l'appelle pour lui demander si nos crises aggravées signalaient le début d'une rupture sociétale majeure, mais il n'était pas non plus pressé de répondre
Ces dernières années, le domaine que Tainter a contribué à établir s'est développé. Tout comme les dystopies apocalyptiques, avec ou sans zombies, sont devenues monnaie courante sur Netflix et dans la littérature intellectuelle, l'effondrement de la société et les termes qui lui sont associés - "fragilité" et "résilience", "risque" et "durabilité" - sont devenus l'objet de recherches et d'infrastructures scientifiques approfondies. Princeton a un programme de recherche sur le risque systémique mondial, Cambridge un centre d'étude du risque existentiel. Nombre des universitaires qui étudient l'effondrement sont, comme Tainter, des archéologues de formation. D'autres sont des historiens, des spécialistes des sciences sociales, des spécialistes de la complexité ou des spécialistes des sciences physiques qui ont porté leur attention sur les dynamiques qui façonnent le plus large éventail de l'histoire humaine.
près avoir parlé à Tainter, j'ai appelé plusieurs de ces universitaires, et ils étaient plus ouvertement alarmés que lui par l'état actuel des choses. "Les choses pourraient mal tourner", a prévenu l'un d'entre eux. "J'ai peur", a admis un autre. Alors que l'été s'achève, même Tainter, malgré sa prudence et sa réserve, était prêt à admettre que la société contemporaine présente des vulnérabilités intrinsèques qui pourraient permettre aux choses de tourner très mal - probablement pas maintenant, peut-être pas avant quelques décennies encore, mais peut-être plus tôt. En fait, il s'inquiétait que cela puisse commencer avant la fin de l'année.
Depuis presque aussi longtemps que les êtres humains se sont rassemblés en nombre suffisant pour former des villes et des États - il y a environ 6 000 ans, un flash à l'échelle de l'histoire de l'humanité qui remonte à plus de 300 000 ans - nous avons élaboré des théories pour expliquer la chute de ces politiques. Les Écritures hébraïques ont enregistré la destruction de Sodome et de Gomorrhe, et la rage divine est une explication valable depuis lors. Platon, dans "La République", comparait les villes aux animaux et aux plantes, sujets à la croissance et à la sénescence comme tout être vivant. La métaphore tiendrait la route : Au début du XXe siècle, l'historien allemand Oswald Spengler a proposé que toutes les cultures ont une âme, des essences vitales qui commencent à se décomposer dès qu'elles adoptent les attributs de la civilisation.
La question de l'effondrement a également hanté l'archéologie, mais elle a rarement été étudiée directement. Dans les premières années du domaine, les archéologues avaient tendance à se concentrer sur les structures les plus grandes et les plus merveilleuses qu'ils pouvaient trouver, les vestiges d'une architecture monumentale abandonnée pendant des siècles dans les déserts et les jungles. Qui a fait ces merveilles ? Pourquoi les a-t-on laissées pourrir ? Leur seule existence suggérait des ruptures sociales soudaines et catastrophiques. Pourtant, au plus fort de la guerre froide, lorsque la possibilité réelle d'une guerre nucléaire a amené les sociétés modernes plus près qu'elles ne l'avaient jamais été du bord de la destruction, l'académie a perdu tout intérêt pour le sujet. Les universitaires ont eu tendance à se limiter à la compréhension de cas isolés - les Akkadiens, par exemple, ou les Mayas classiques des basses terres.
Le début de la carrière de Tainter ne laisse guère supposer qu'il ferait autrement. En 1975, après avoir présenté sa thèse sur la transition, vers l'an 400 après J.-C., entre deux cultures qui avaient habité le bas de l'Illinois, il a été engagé pour enseigner à l'université du Nouveau-Mexique. Son contrat n'a pas été renouvelé. "Il y avait un professeur principal", dit Tainter, "avec qui je ne m'entendais pas".
Il a accepté un emploi au sein du service forestier américain, qui engageait des archéologues pour évaluer les impacts potentiels de tout projet entrepris sur les terres publiques. Tainter allait passer les années suivantes à préparer et à examiner des rapports avant l'exploitation forestière ou minière dans la forêt nationale de Cibola, au Nouveau-Mexique, à environ deux heures d'Albuquerque.
En 1979, avec un co-auteur, il a rédigé un rapport pour le service forestier qui montre les premiers signes des préoccupations qui allaient dominer sa vie professionnelle. Il s'agissait d'un aperçu des "ressources culturelles" présentes dans la région autour d'un volcan en sommeil appelé Mont Taylor, un site sacré pour les Navajos et plusieurs autres tribus. (La division minérale de la Gulf Oil Corporation exploitait la montagne pour ses gisements d'uranium). La bibliographie à elle seule s'étend sur 37 pages, et Tainter y inclut une vaste section sur le complexe du Chaco Canyon, qui se trouve à plus de 100 miles du Mont Taylor. La civilisation du Chaco Canyon a prospéré pendant au moins cinq siècles jusqu'à ce que, à partir de 1100 environ, ses sites soient progressivement abandonnés. Dans un texte destiné à un dossier du gouvernement, Tainter déplore "l'absence d'un cadre théorique pour expliquer le phénomène". Les universitaires, se plaint-il, "ont passé des années de recherche sur la question de savoir pourquoi des sociétés complexes se sont développées", mais n'ont élaboré "aucune théorie correspondante pour expliquer l'effondrement de ces systèmes".
Il lui faudra une bonne partie de la décennie suivante pour développer cette théorie, qui deviendra le cœur de "L'effondrement des sociétés complexes". L'argument de Tainter repose sur deux propositions. La première est que les sociétés humaines développent la complexité, c'est-à-dire les rôles spécialisés et les structures institutionnelles qui les coordonnent, afin de résoudre les problèmes. Pendant une écrasante majorité du temps depuis l'évolution de l'Homo sapiens, Tainter soutient que nous nous sommes organisés en petites communautés relativement égalitaires basées sur la parenté. Depuis lors, toute l'histoire a été "caractérisée par une tendance apparemment inexorable vers des niveaux plus élevés de complexité, de spécialisation et de contrôle sociopolitique".
Les plus grandes communautés devraient être organisées sur la base de structures plus formelles que la seule parenté. Un "appareil à chef" - autorité et hiérarchie bureaucratique naissante - est apparu pour allouer les ressources. Des États se sont développés, et avec eux une classe dirigeante qui a pris en charge les tâches de gouverner : "le pouvoir de rédiger pour la guerre ou le travail, de lever et de percevoir des impôts, de décréter et d'appliquer des lois". Finalement, des sociétés que nous reconnaîtrions comme semblables aux nôtres ont émergé, "de grandes sociétés hétérogènes, différenciées sur le plan interne, structurées par classe, contrôlées, dans lesquelles les ressources qui entretiennent la vie ne sont pas disponibles de manière égale pour tous". Il faudrait quelque chose de plus que la menace de la violence pour les maintenir ensemble, un équilibre délicat entre les avantages symboliques et matériels que Tainter appelle "légitimité", dont le maintien nécessiterait lui-même des structures de plus en plus complexes, qui deviendraient de moins en moins flexibles et de plus en plus vulnérables, plus elles s'empileraient.
Sa deuxième proposition est basée sur une idée empruntée aux économistes classiques du XVIIIe siècle. Selon lui, la complexité sociale est inévitablement sujette à des rendements marginaux décroissants. Elle coûte de plus en plus cher, en d'autres termes, tout en produisant des profits de plus en plus faibles. C'est une situation classique d'"Alice au pays des merveilles"", déclare Tainter. Vous "courez de plus en plus vite pour rester au même endroit". Prenez Rome, qui, selon Tainter, a réussi à s'enrichir considérablement en licenciant ses voisins, mais a ensuite dû maintenir une armée de plus en plus nombreuse et coûteuse juste pour empêcher la machine impériale de s'arrêter - jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus.
Ou encore le Chaco Canyon, qui avait tant intrigué Tainter. A son apogée, il y a mille ans, le Chaco était le centre d'un réseau de communautés s'étendant dans l'aride bassin de San Juan. Selon Tainter, pour prospérer sur un terrain aussi impitoyable, il fallait un réseau complexe de "relations économiques réciproques" qui tirent parti de la diversité du paysage. Pendant les années chaudes et sèches, les basses altitudes ont souffert, mais les communautés situées en haute altitude ont quand même reçu suffisamment de pluie pour cultiver et récolter. Lors des années plus froides et plus humides, c'est l'inverse qui s'est produit : Les basses terres produisaient plus qu'elles n'en avaient besoin, tandis que la saison de croissance diminuait dans les hautes terres.
La complexité s'est accrue pour relever le défi. Tainter spécule que le centre administratif de Chaco Canyon était en mesure de coordonner les échanges de ressources entre les communautés dites " excentrées " à différentes altitudes, dont aucune n'aurait pu survivre isolément. Comme toujours, la résolution d'un problème en a créé de nouveaux. Avec le succès de Chaco Canyon, les populations ont augmenté. Les communautés excentrées se sont multipliées jusqu'à ce que, selon Tainter, la diversité qui permettait au système de fonctionner soit diluée, car "proportionnellement moins pouvait être distribué à chaque communauté en déficit". Les excentrées ont commencé à quitter le réseau. Au cours des deux siècles suivants, les villes aux murs de pierre qui parsèment le bassin de San Juan seront progressivement abandonnées.
C'est ainsi que cela se passe. Alors que les bénéfices d'une complexité croissante - le butin expédié par les armées romaines ou la symbiose agricole plus douce du bassin de San Juan - commencent à s'amenuiser, écrit Tainter, les sociétés "deviennent vulnérables à l'effondrement". Des tensions qui seraient autrement gérables - catastrophes naturelles, soulèvements populaires, épidémies - deviennent insurmontables. Vers 1130, une grave sécheresse d'un demi-siècle a frappé le désert du sud-ouest, coïncidant avec le déclin du Chaco Canyon. D'autres chercheurs attribuent à la sécheresse l'abandon du désert, mais pour Tainter, ce fut le coup de grâce dans une descente qui était déjà devenue inévitable. La civilisation du Chaco avait déjà survécu à des périodes de sécheresse prolongées. Pourquoi celle-ci a-t-elle été décisive ?
La chute de la civilisation minoenne a été attribuée à une éruption volcanique et à l'invasion subséquente des Grecs mycéniens. Le déclin de la civilisation harappienne, qui a survécu dans la vallée de l'Indus pendant près d'un millénaire avant que ses villes ne soient abandonnées vers 1700 avant J.-C., a coïncidé avec le changement climatique et peut-être aussi avec un tremblement de terre et une invasion - et, selon des recherches récentes, avec des épidémies de maladies infectieuses. La désertion au neuvième siècle des villes de la civilisation maya classique des basses terres du sud a été attribuée à la guerre, aux soulèvements paysans, à la déforestation et à la sécheresse. Mais d'innombrables sociétés n'ont-elles pas survécu à des défaites militaires, des invasions, voire des occupations et de longues guerres civiles, ou se sont-elles reconstruites après des tremblements de terre, des inondations et des famines ?
Seule la complexité, selon Tainter, fournit une explication qui s'applique à chaque cas d'effondrement. Nous vivons notre vie, en abordant les problèmes au fur et à mesure qu'ils se présentent. La complexité s'accumule et se construit, généralement de manière progressive, sans que personne ne remarque à quel point tout cela est devenu fragile. Puis un petit coup de pouce arrive, et la société commence à se fracturer. Il en résulte une "perte rapide et importante d'un niveau établi de complexité sociopolitique". En termes humains, cela signifie que les gouvernements centraux se désintègrent et que les empires se fracturent en "petits états mesquins", souvent en conflit les uns avec les autres. Les routes commerciales se bloquent et les villes sont abandonnées. L'alphabétisation diminue, les connaissances technologiques se perdent et les populations déclinent fortement. "Le monde, écrit Tainter, se rétrécit sensiblement et l'inconnu se profile à l'horizon.
Une catastrophe - même grave, comme une pandémie mortelle, des troubles sociaux de masse ou un changement climatique rapide - ne peut, selon Tainter, jamais suffire à elle seule à provoquer un effondrement. Les sociétés évoluent dans la complexité, affirme-t-il, précisément pour relever de tels défis. Tainter n'en parle pas spécifiquement, mais la dernière grande pandémie le démontre bien : La grippe espagnole a tué 675 000 Américains entre 1918 et 1919, mais son impact économique a été de courte durée, et l'épidémie n'a pas ralenti la poussée de la nation vers la domination de la région. Le fait qu'une société existante soit proche de l'effondrement dépend de sa position sur la courbe des rendements décroissants. Il ne fait aucun doute que nous sommes plus avancés sur cette courbe : Les États-Unis ne se sentent guère comme un empire confiant en pleine ascension ces jours-ci. Mais où en sommes-nous ?
Les spécialistes de l'effondrement ont tendance à tomber dans deux camps. Le premier, dominé par Tainter, cherche des récits grandioses et des explications à taille unique. Le second s'intéresse davantage aux particularités des sociétés qu'ils étudient. L'anxiété face à la pandémie, cependant, comble les schismes qui marquent le terrain. Patricia McAnany, qui enseigne à l'université de Caroline du Nord à Chapel Hill, s'est interrogée sur l'utilité du concept même d'effondrement - elle a été rédactrice d'un volume de 2010 intitulé "Questioning Collapse" - mais admet être "très, très inquiète" du manque, aux États-Unis, de la "souplesse" que les crises exigent des gouvernements.
McAnany souligne la différence entre les sociétés des basses terres mayas du nord et du sud au cours du premier millénaire après J.-C. La région du sud - qui est aujourd'hui le Guatemala, le Belize et certaines parties du sud du Mexique - était plus rigidement hiérarchisée, avec une "inégalité prononcée" et un système de royauté héréditaire moins évident dans la péninsule du Yucatán au nord. À l'époque où une sécheresse dévastatrice a frappé au IXe siècle, les villes des basses terres du sud ont été abandonnées. Les communautés du nord ne l'étaient pas.
L'effondrement apparent des Mayas des basses terres du sud, met en garde McAnany, est mieux compris comme une dispersion. Pour les classes supérieures - qui semblent avoir été les premières à fuir - il a probablement été vécu comme une fin du monde, mais la plupart des gens ont simplement "voté avec leurs pieds", migrant vers des endroits plus agréables au nord et le long de la côte. Ce n'est plus si facile, dit McAnany. "Nous sommes trop investis et attachés à des endroits." Sans possibilité de dispersion, ou de réel changement structurel pour distribuer les ressources plus équitablement, "à un moment donné, tout cela explose". Il le faut."
Peter Turchin, qui enseigne à l'université du Connecticut, suit Tainter en avançant un seul mécanisme transhistorique menant à l'effondrement, bien qu'il soit bien plus disposé que Tainter à formuler des prédictions spécifiques - et parfois alarmistes. Dans le cas de Turchin, la clé est la perte de la "résilience sociale", c'est-à-dire la capacité d'une société à coopérer et à agir collectivement pour atteindre des objectifs communs. Selon Turchin, les États-Unis s'effondraient bien avant la catastrophe de la Covid-19. Selon lui, depuis 40 ans, la population s'appauvrit et devient de plus en plus malsaine à mesure que les élites accumulent de plus en plus de richesses et de légitimité institutionnelle fondatrices. "Les États-Unis se mangent essentiellement de l'intérieur", dit-il.
L'inégalité et la "paupérisation populaire" ont rendu le pays extrêmement vulnérable aux chocs externes comme la pandémie, et aux déclencheurs internes comme les meurtres de George Floyd et de Breonna Taylor. Il n'hésite pas à prédire que nous pouvons nous attendre à connaître beaucoup plus de troubles du type de ceux que nous avons vus cet été, "pas seulement cette année mais dans les années à venir, car les conditions sous-jacentes ne font qu'empirer".
La dernière fois que j'ai eu des nouvelles de Turchin, à la fin de l'été, il avait - comme plus de deux millions d'autres personnes - eu une coupure de courant à la suite de la tempête tropicale Isaias. Sa connexion internet était coupée depuis plusieurs jours. "Il y a beaucoup d'angles ironiques", dit-il, à étudier les crises historiques tout en regardant les nouvelles tourbillonner et se déchaîner autour de lui. Né en Union soviétique, il a étudié l'écologie des populations animales avant de se tourner vers l'histoire humaine. L'un de ses premiers travaux s'intitulait "Les lemmings sont-ils des proies ou des prédateurs ? - Turchin est très conscient de l'instabilité essentielle des systèmes, même ceux qui semblent solides. "Des événements très graves, bien que peu probables, sont tout à fait possibles", dit-il. Lorsqu'il a émigré de l'URSS en 1977, ajoute-t-il, personne n'imaginait que le pays se scinderait en ses parties constituantes. "Mais il l'a fait."
Turchin n'est pas le seul à s'inquiéter. Eric H. Cline, qui enseigne à l'université George Washington, a affirmé dans "1177 avant J.-C. : l'année de l'effondrement de la civilisation" que les sociétés de la fin de l'âge du bronze en Europe et en Asie occidentale se sont effondrées sous l'effet d'une série de facteurs de stress, notamment les catastrophes naturelles - tremblements de terre et sécheresse - la famine, les conflits politiques, les migrations massives et la fermeture des routes commerciales. Aucun de ces facteurs n'aurait pu, à lui seul, provoquer une désintégration aussi généralisée, mais ils ont formé ensemble une "tempête parfaite" capable de renverser plusieurs sociétés à la fois. Aujourd'hui, dit Cline, "nous avons presque tous les mêmes symptômes qu'à l'âge du bronze, mais nous en avons un de plus" : la pandémie. L'effondrement "est vraiment une question de temps", m'a-t-il dit, "et je crains que ce soit le moment".
Dans "L'effondrement des sociétés complexes", Tainter fait un point qui fait écho à la préoccupation de Patricia McAnany. "Le monde d'aujourd'hui est plein", écrit Tainter. Les sociétés complexes occupent toutes les régions habitables de la planète. Il n'y a pas d'échappatoire. Cela signifie aussi, écrit-il, que l'effondrement, "si et quand il se reproduira, sera cette fois-ci mondial". Nos destins sont liés. "Aucune nation ne peut plus s'effondrer individuellement. La civilisation mondiale se désintégrera dans son ensemble."
Quand je l'interroge à ce sujet, Tainter, qui semble habituellement sobre, sonne vraiment très sobre. Si cela se produit, dit-il, ce serait "la pire catastrophe de l'histoire". La recherche de l'efficacité, écrit-il récemment, a entraîné des niveaux de complexité sans précédent : "un système mondial élaboré de production, d'expédition, de fabrication et de vente au détail" dans lequel les biens sont fabriqués dans une partie du monde pour répondre à des demandes immédiates dans une autre, et livrés uniquement lorsqu'ils sont nécessaires. La vitesse du système est vertigineuse, mais ses vulnérabilités le sont tout autant.
La pandémie de coronavirus, dit Tainter, "augmente le coût global, clairement, d'existence de notre société". Lorsque les usines en Chine ont fermé, les livraisons en flux tendu ont chuté. Comme le dit Tainter, les produits "n'ont pas été fabriqués juste à temps, ils n'ont pas été expédiés juste à temps et ils n'étaient pas disponibles là où ils étaient nécessaires juste à temps". Les pays - et même les États - se bousculaient pour obtenir des fournitures limitées de masques et d'équipements médicaux. La production de viande est aujourd'hui si centralisée - si complexe - que la fermeture de quelques usines dans des États comme l'Iowa, la Pennsylvanie et le Dakota du Sud a vidé les allées de porc des supermarchés situés à des milliers de kilomètres de là. Une défaillance plus globale des fragiles chaînes d'approvisionnement pourrait signifier que le carburant, la nourriture et d'autres produits essentiels ne pourraient plus être acheminés vers les villes. "Il y aurait des milliards de morts en très peu de temps", déclare M. Tainter.
Même une défaillance à court terme du système financier, s'inquiète M. Tainter, pourrait suffire à arrêter les chaînes d'approvisionnement. Les dernières "Perspectives de l'économie mondiale" du Fonds monétaire international mettent en garde contre "d'importants écarts de production négatifs et des taux de chômage élevés" à court terme, des "cicatrices" à moyen terme, des "blessures profondes" et un niveau d'incertitude qui reste "exceptionnellement élevé". Si nous sombrons "dans une grave récession ou une dépression", dit M. Tainter, "alors cela se produira probablement en cascade". Elle s'auto-renforcera simplement".
Récemment, me dit Tainter, il a constaté "une nette augmentation" des appels de journalistes : L'étude de l'effondrement de la société ne semble soudain plus être une activité purement académique. Au début de l'année, Logan, dans l'Utah, où vit Tainter, est brièvement devenu le point chaud n°1 de la Covid. En juin, une épidémie s'est propagée dans tout le comté dans une usine de viande bovine proche, appartenant au géant multinational de la viande JBS USA Food, qui a continué à fonctionner même après que plus d'un quart de ses travailleurs aient été testés positifs. En deux semaines et demie, le nombre de cas y a fait un bond de 72 à plus de 700. Ils ont depuis plus que quadruplé à nouveau. Au même moment, les protestations déclenchées par la mort de George Floyd ont éclaté dans des milliers de villes et de villages américains - même à Logan. Le seul précédent auquel Tainter pouvait penser, dans lequel la pandémie coïncidait avec des troubles sociaux de masse, était la peste noire du 14e siècle. Cette crise a réduit la population de l'Europe de 60 %.
La prudence des universitaires peut empêcher Tainter de jouer l'oracle, mais lorsqu'il écrivait "L'effondrement des sociétés complexes", se souvient-il, "il était très clair que ce que je réalisais sur les tendances historiques ne concernait pas seulement le passé". Les racines de l'époque Reagan du livre sont plus que le sous-texte. Il écrit des visions de "bureaucraties gonflées" devenant la base de "carrières politiques entières". La course aux armements, observe-t-il, est un "exemple classique" de complexité croissante qui n'apporte "aucun avantage tangible à une grande partie de la population" et "généralement aucun avantage concurrentiel" non plus. Il est difficile de ne pas lire le livre à travers la lentille des 40 dernières années de l'histoire américaine, comme une prédiction de la façon dont le pays pourrait se détériorer si les ressources continuaient à être coupées dans presque tous les secteurs sauf l'armée, les prisons et la police.
Plus une population est comprimée, prévient Tainter, plus la part qui "doit être allouée à la légitimation ou à la coercition" est importante. Et c'est ce qui s'est passé : Alors que les dépenses militaires américaines ont explosé - pour atteindre, selon certaines estimations, un total de plus d'un trillion de dollars aujourd'hui, contre 138 milliards en 1980 - le gouvernement a essayé les deux tactiques, s'attirant la sympathie des riches en réduisant les impôts tout en démantelant les programmes d'aide publique et en incarcérant les pauvres en nombre toujours plus important. Ce qui s'est passé au niveau national s'est également produit au niveau local, les budgets de la police éclipsant le financement des services sociaux dans chaque ville. "Alors que les ressources consacrées aux prestations diminuent", écrivait Tainter en 1988, "les ressources consacrées au contrôle doivent augmenter".
Lorsque je lui ai demandé s'il voyait les récentes protestations en ces termes, Tainter a de nouveau pointé du doigt les Romains, pris au piège de consacrer une part de plus en plus importante des ressources de leur empire à la défense alors même qu'il ne cessait de s'étendre, chassant des ennemis toujours plus lointains, jusqu'à ce qu'un jour, ils se présentent aux portes de la ville.
Le tableau général dressé par l'œuvre de Tainter est tragique. C'est notre créativité même, notre extraordinaire capacité en tant qu'espèce à nous organiser pour résoudre les problèmes collectivement, qui nous conduit dans un piège auquel il est impossible d'échapper. La complexité est "insidieuse", selon les termes de Tainter. "Elle se développe par petits pas, chacun d'entre eux semblant raisonnable à l'époque." Et puis le monde commence à s'effondrer, et on se demande comment on en est arrivé là.
Mais il y a une autre façon de voir les choses. Peut-être que l'effondrement n'est pas, en fait, une chose. Peut-être que l'idée est un produit de son temps, une gueule de bois de la guerre froide qui a survécu à son utilité, ou un effet d'entraînement académique de l'anxiété liée au changement climatique, ou une boucle de rétroaction produite par une combinaison des deux. Au cours des dix dernières années, de plus en plus de chercheurs, comme McAnany, ont remis en question la notion même d'effondrement. Les voix critiques ont été plus souvent émises par des femmes - l'attrait du drame soudain et violent de l'effondrement a toujours été, comme l'a dit Deborah L. Nichols du Dartmouth College, "plus un truc de mecs" - et par des universitaires indigènes et ceux qui prêtent attention aux récits que les indigènes racontent sur leur propre société. Lorsque ceux-ci sont laissés de côté, l'effondrement, observe Sarah Parcak, qui enseigne à l'université d'Alabama à Birmingham, peut facilement signifier l'effacement, une façon commode de cacher la violence de la conquête. Cela ne veut pas dire que les villes autrefois peuplées n'ont jamais été abandonnées ou que le type de simplification sociale rapide que Tainter a diagnostiqué ne s'est pas produit régulièrement ; seulement que si l'on prête attention à l'expérience vécue des gens, et pas seulement aux abstractions imposées par un dossier archéologique très fragmenté, un autre type d'image émerge.
Une partie du problème est peut-être que la compréhension de Tainter des sociétés en tant qu'entités de résolution de problèmes peut autant obscurcir qu'elle révèle. L'esclavage des plantations est né pour résoudre un problème auquel était confrontée la classe des propriétaires terriens blancs : La production de produits agricoles comme le sucre et le coton nécessite une main-d'œuvre très pénible. Ce problème n'a cependant rien à voir avec les problèmes des personnes qu'ils ont asservies. Lequel d'entre eux compte comme "société" ?
Depuis le début de la pandémie, la valeur nette totale des milliardaires américains, tous les 686, a fait un bond de près d'un trillion de dollars. En septembre, près de 23 millions d'Américains ont déclaré ne pas avoir assez à manger, selon le Center on Budget and Policy Priorities. Quels que soient les problèmes de ces 686 milliardaires, ils ne sont pas les mêmes que ceux des 23 millions d'Américains qui ont faim. En insistant sur le fait qu'il ne faut pas les laisser s'embrouiller, on ne fait pas que mettre en avant la "société", mais on les fait s'effondrer dans un autre genre de perspective. Si les sociétés ne sont pas en fait des entités unitaires, capables de résoudre des problèmes, mais qu'elles présentent des contradictions et sont des lieux de lutte constante, alors leur existence n'est pas un jeu du tout ou rien. L'effondrement n'apparaît pas comme une fin, mais comme une réalité que certains ont déjà subie - dans la cale d'un bateau d'esclaves, par exemple, ou lors d'une longue marche forcée depuis leurs terres ancestrales vers des réserves lointaines - et ont survécu.
"Que faire si vous êtes toujours là alors que l'histoire de l'échec a déjà été écrite", demande le spécialiste amérindien Michael V. Wilcox, qui enseigne à l'université de Stanford. Les villes de Palenque et Tikal sont peut-être en ruines dans la jungle, une source constante de dollars touristiques, mais des communautés mayas peuplent toujours la région, et leurs langues, loin d'être mortes, peuvent être entendues de nos jours dans les quartiers d'immigrés de Los Angeles et d'autres villes américaines également. Les Pueblos ancestraux ont abandonné les grandes maisons du Chaco Canyon au XIIe siècle, mais leurs descendants ont réussi à expulser les Espagnols dans les années 1600, pendant un peu plus d'une décennie en tout cas. Les Navajos, tout proches, ont survécu aux guerres génocidaires du XIXe siècle, au boom de l'uranium du XXe et à l'épidémie de cancer qu'il a laissée dans son sillage, et sont maintenant confrontés à la Covid-19, qui a frappé la nation Navajo plus durement que New York.
La pandémie actuelle a déjà donné à beaucoup d'entre nous un aperçu de ce qui se passe lorsqu'une société ne parvient pas à relever les défis auxquels elle est confrontée, lorsque les factions qui la gouvernent s'occupent uniquement de leurs propres problèmes. La crise climatique, à mesure qu'elle se développe, nous donnera des occasions supplémentaires de paniquer et de faire notre deuil. Certaines institutions sont certainement en train de s'effondrer en ce moment, dit Wilcox, mais "les effondrements se produisent tout le temps". Il ne s'agit pas de diminuer les souffrances qu'elles causent ou la rage qu'elles devraient susciter, mais de suggérer que le véritable danger vient du fait d'imaginer que nous pouvons continuer à vivre comme nous l'avons toujours fait, et que le passé n'est pas plus stable que le présent.
Si vous fermez les yeux et que vous les rouvrez, les désintégrations périodiques qui ponctuent notre histoire - toutes ces ruines qui s'effritent - commencent à s'estomper, et quelque chose d'autre entre en jeu : la volonté, l'obstination et, peut-être le trait humain le plus fort et le plus essentiel, l'adaptabilité. Peut-être que notre capacité à nous regrouper, à réagir de manière créative à des circonstances nouvelles et difficiles n'est pas un tragique piège secret, comme le dit Tainter, une histoire qui se termine toujours par une complexité sclérotique et un effondrement. C'est peut-être ce que nous faisons le mieux. Lorsqu'un moyen ne fonctionne pas, nous en essayons un autre. Lorsqu'un système échoue, nous en construisons un autre. Nous nous efforçons de faire les choses différemment et nous continuons. Comme toujours, nous n'avons pas d'autre choix.
Par Ben Ehrenreich
Ben Ehrenreich est l'auteur du dernier livre "Desert Notebooks" : Une feuille de route pour la fin des temps". Son article de 2013 dans le magazine sur la Cisjordanie est devenu la base de son livre “The Way to the Spring: Life and Death in Palestine.”
(posté par J-Pierre Dieterlen)
https://www.facebook.com/jeanmarc.jancovici/posts/10159801481862281
Cet article du Parisien ici nous explique que le régulateur des télécoms veut mettre un terme aux « plats de nouilles » !
Les plats de nouilles, c’est une expression très bien imagée pour décrire les branchements mal faits dans les points de mutualisation (généralement des armoires physiques) en bas des immeubles ou pour desservir les quartiers résidentiels…
C’est dans ces armoires où « tout arrive » et d’où tout repart pour aller délivrer le service fibre optique directement dans la maison ou l’appartement du client que chaque opérateur vient réaliser physiquement le branchement et la création de la « ligne » et donc matérialise le service acheté en le rendant fonctionnel.
Sauf que vous l’aurez compris, l’ambition est grande.
Les autorités veulent « fibrer » toute la France, mais fibrer la France demande d’énormes moyens à court terme et pendant quelques années, le temps du déploiement. Puis après plus rien pendant de longues années.
Il faut beaucoup de monde sur un temps court.
Comment faire ?
Prendre des sous-traitants qui vont embaucher et feront leurs affaires plus tard des licenciements nécessaires ou mieux qui sauront, par la pression, organiser le « turn-over » sans se faire accuser d’harcèlement moral.
Cela évitera à tous les donneurs d’ordres le syndrome des suicides de France Telecom. Evidemment il faut former et former coûte cher et prend du temps. Alors on ne forme pas, juste sur le tas, et cela donne n’importe quoi. N’importe quoi dans la pose des fibres, comme dans la construction des centrales nucléaires… Partout tout baisse, tout diminue, y compris… la compétence, le savoir-faire, les connaissances.
« Des opérateurs n’ont « pas assez surveillé leurs sous-traitants et ont laissé des pratiques de cochons se mettre en place », selon l’Arcep, qui dénonce des dérives dans les branchements du réseau Internet.
Les « plats de nouilles », ce sont les branchements désordonnés des fibres optiques dans les armoires de mutualisation du réseau. L’autorité de régulation des télécoms (Arcep) les pointe du doigt et a l’intention d’y mettre fin, « extrêmement préoccupée » par la question ».
Et l’ARCEP de rajouter…
« Nous notons qu’il y a eu des dérives » sur le partage des responsabilités concernant le branchement de la fibre et que « certains opérateurs n’ont sans doute pas assez surveillé leurs sous-traitants et ont laissé des pratiques de cochons se mettre en place », estime le président de l’Arcep, Sébastien Soriano ».
On ne partage jamais une « responsabilité » !
Quand on partage une responsabilité, on crée de facto une chaîne d’irresponsabilité, et bien souvent c’est une création volontaire pour justement dissoudre la responsabilité.
Le système est passé maître dans la création de ces chaînes d’irresponsabilités.
C’est pas ma faute ! Le comité a décidé que !
Ce n’est pas moi… le groupe a dit que !
Prenez la crise du coronavirus. Les politiques se cachaient derrière le comité scientifique… rendant un avis collégial.
La responsabilité est toujours individuelle.
Pourquoi vous parler de cela aujourd’hui ?
Pour attirer nos réflexions sur la nécessité de repenser l’idée même de responsabilité car sur la fibre, comme sur le coronavirus, comme avec les banques centrales ou commerciales, comme avec les mairies ou les interco, les régions ou les départements sans oublier les ministères ou les entreprises, ce ne sont que commissions, comités, groupes de travail ou encore GIE, groupements ou regroupement, filiales, françaises ou étrangères, sous-traitants de premier, second, troisième, quatrième et même de 5ème rang !
Pourquoi ?
Pour organiser la flexibilité et l’irresponsabilité généralisée d’un système qui devient totalement fou, qui n’arrive plus à rien, ou a si peu lorsque l’on voit l’énergie et les montants financiers qu’il faut dépenser pour déboucher sur des résultats biens maigres.
Le système devient fou et les gens, les individus qui le composent deviennent également fous.
« Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société profondément malade. »
Alors à vous tous, qui vous sentez si inadapté dans ce monde de fous, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
Vous allez très bien, vous êtes sain d’esprit ! Prenez bien soin de vous...
Charles SANNAT
« Ceci est un article « presslib » et sans droit voisin, c’est-à-dire libre de reproduction en tout ou en partie à condition que le présent alinéa soit reproduit à sa suite. Insolentiae.com est le site sur lequel Charles Sannat s’exprime quotidiennement et livre un décryptage impertinent et sans concession de l’actualité économique. Merci de visiter mon site. Vous pouvez vous abonner gratuitement à la lettre d’information quotidienne sur www.insolentiae.com. »
je souhaitais faire découvrir à ceux qui ne le connaîtraient pas le travail remarquable du professeur américain Joseph Tainter dont l’ouvrage L’Effondrement des sociétés complexes a été traduit et est désormais disponible en France.
L’inquiétude des gens est aujourd’hui palpable. Nous avons peur. Nous craignons à juste titre que nos modes de vie soient profondément remis en cause par la crise que nous traversons. Pour beaucoup, les causes de cette crise restent diffuses mais le ressenti demeure juste. Quelque chose ne va pas et ce quelque chose pourrait s’avérer dramatique. Comprendre les processus, connaître l’histoire, disposer de grilles de lecture sont autant d’atouts et d’outils qui permettront à chacun d’anticiper les risques majeurs auxquels ils sont susceptibles, avec une probabilité importante, de devoir faire face. L’explosion de l’euro, l’arrivée d’un nouveau système monétaire international ou encore une crise bancaire systémique, sans oublier une crise d’insolvabilité généralisée, sont autant de « drames » qui nous pendent au nez dans un futur proche.
Ce que nous propose le professeur Tainter n’est rien moins qu’une grille de lecture fascinante et passionnante destinée à expliquer dans l’histoire du monde les processus d’effondrement des sociétés complexes. Disons-le, nos civilisations répondent en tous points aux critères d’effondrement mais aussi aux forces de rappels permettant de retarder, pour l’instant, ce moment de l’effondrement.
J’ai tenté de vous synthétiser et résumer ci-dessous les principaux éléments qui conduisent à l’effondrement d’une société. En réalité, l’ensemble de ces paramètres se vérifient dans l’histoire pour chacune des sociétés complexes s’étant effondrées, de l’Empire romain à la civilisation Maya.
1/ Les sociétés humaines sont des organisations faites pour résoudre les problèmes.
2/ Les systèmes sociopolitiques ont besoin d’énergie pour se maintenir.
3/ La complexité accrue porte en elle des coûts accrus par habitants.
4/ L’investissement dans la complexité sociopolitique, en tant que réponse à la résolution des problèmes, atteint souvent un point de rendements marginaux décroissants.
5/ À mesure que le rendement marginal de l’investissement dans la complexité décline, la société investit toujours plus lourdement dans une stratégie proportionnellement moins rentable. Il faut alors faire face aux poussées de tensions en dehors du budget de fonctionnement courant.
6/ Les rendements marginaux décroissants font de la complexité une stratégie d’ensemble de moins en moins séduisante, si bien que des parties d’une société perçoivent un avantage croissant à une politique de séparation ou de désintégration. Logiquement, divers segments de la population accroissent leur résistance active ou passive, ou tentent ouvertement de faire sécession.
Par rapport à cette grille de lecture, force est de constater qu’un pays comme la France obtient à peu près un sans-faute aux critères de l’effondrement. Comme quoi, nous pouvons être premier quelque part et avec facilité. Les exilés fiscaux ne sont rien d’autre que des « segments de la population qui accroissent leur résistance active ».
Nous finançons notre complexité par toujours plus d’impôts sur toujours plus de choses comme la cigarette électronique, les boissons, et la créativité de nos élites est sur ce sujet sans limite.
Le « choc de simplification » lancé par notre président est un vieux serpent de mer. Tout le monde veut simplifier la complexité, or la complexité s’est emballée, elle nous échappe, nous courrons derrière elle. Nous la subissons.
Une des idées tout à fait intéressante de cet ouvrage est que finalement, l’effondrement peut aussi être une chance et un choix rationnel des acteurs économiques. Tout cela me coûte tellement cher que si cet État s’effondrait, on se débrouillerait mieux tout seul et sans lui (ce que les Belges ont prouvé au monde en restant sans gouvernement plus d’un an).
« Les sociétés complexes sont récentes dans l’histoire de l’humanité. L’effondrement n’est alors pas une chute vers quelque chaos primordial, mais un retour à la condition normale de moindre complexité.
Dans la mesure où l’effondrement est dû aux rendements marginaux décroissants de l’investissement dans la complexité, c’est un processus économique. Il se produit lorsqu’il devient nécessaire de restaurer le rendement marginal dans l’organisation à un niveau plus favorable.
Pour une population qui reçoit peu en retour de ce qu’elle investit pour soutenir la complexité, la perte de celle-ci apporte des gains économiques et sans doute administratifs. »
Adapté à notre pays, cela donnerait que tous les couples très riches (au sens gouvernemental) gagnant plus de 4 000 euros/mois paient beaucoup et reçoivent peu et de moins en moins. Ils auront dès 2015 intérêt à ce que ce système qui les spolie s’effondre, or ils représentent le cœur même d’un pays donc du système.
Je cite longuement la théorie avancée. Je ne partage pas pleinement cet avis. J’y reviens plus loin.
« Dans des situations de régimes politiques concurrents, ou potentiellement concurrents, l’option de l’effondrement vers un niveau inférieur de complexité est une invitation à être dominé par un autre membre de cet agglomérat. Par conséquent, la complexité doit être maintenue quels qu’en soient les coûts. »
« L’effondrement n’est possible que là où n’existe aucun concurrent assez fort pour remplir le vide politique de la désintégration. Dans ce cas, la faiblesse politique et militaire conduira à une lente désintégration et/ou à un changement de régime. »
Le monde d’aujourd’hui est saturé. Il est rempli de sociétés complexes. L’effondrement n’est ni une option, ni une menace immédiate. Toute nation vulnérable devra suivre l’une de ces trois options :
1/ Absorption par un voisin ou un État plus grand.
2/ Soutien économique par une puissance dominante ou par une agence de financement internationale.
3/ Paiement par la population de tous les coûts nécessaires pour poursuivre la complexité, aussi néfaste que soit le rendement marginal.
Et le professeur Tainter de conclure que « si l’effondrement n’est pas pour le futur immédiat, cela ne revient pas à dire que le niveau de vie industriel bénéficie également d’un sursis. Le niveau de vie stagnera ou baissera ».
Avant de me lancer dans la critique (constructive) de ces derniers points, je souhaitais revenir sur le cas des pays européens. Avec l’accord transatlantique, nous serons absorbés par un voisin plus grand. Avec l’Europe, une puissance dominante que nous finançons tente de fournir un soutien économique. Au final, c’est bien la population qui paiera tous les coûts nécessaires à la poursuite de cette folle complexité. La description réalisée par le professeur Tainter est particulièrement juste sur ce sujet précis.
Je formule cette critique constructive en toute modestie vu le travail encore une fois remarquable de ce professeur sur ce sujet de l’effondrement des sociétés complexes.
Dans sa théorie, l’effondrement par définition ne peut avoir lieu que lorsqu’il se fait dans le vide et qu’aucun système ne peut venir prendre le contrôle.
J’en déduis donc que pour lui l’idée d’effondrement est total, l’effondrement c’est dans son acceptation une forme de fin du monde absolue. Si sa définition de l’effondrement est bien celle-ci alors je suis d’accord, l’effondrement ne peut se produire que dans le vide.
Dans une acceptation plus populaire et moins universitaire, l’exemple récent de l’Empire soviétique, dont tout le monde s’accorde pour dire qu’il s’est effondré, est à mon avis beaucoup plus adapté à la compréhension des risques actuels que la théorie du professeur Tainter pourtant brillante mais souffrant sur ce point non pas d’une lacune que d’un besoin d’éclaircissement.
Je suppose que, dans l’esprit de la théorie, l’effondrement de l’Empire soviétique suite à la chute du mur de Berlin est plus considéré comme un changement de régime que comme un effondrement. Pourtant, les conséquences quotidiennes pour la population et durant de nombreuses années s’apparentaient bien à un effondrement. Effondrement économique, effondrement des structures d’État, effondrement militaire, effondrement social, effondrement géographique avec la fin réelle d’un empire réel, et j’en passe.
L’Empire soviétique ne s’est pas effondré dans le vide. Il s’est plutôt effondré des suites de l’amicale pression de son concurrent « l’Empire » américain qui, pour autant, n’est pas allé occuper le Kremlin en lieu et place de l’armée rouge, même s’il y a eu et qu’il y a encore une forme d’occupation économique.
L’autre idée qui me gêne est la suivante : pourquoi ne pourrait-il pas y avoir un effondrement global puisque le monde est global ?
Le professeur Tainter a une vision qui reste une vision historique fort brillante. Mais cette vision de l’histoire est-elle adaptée à notre situation actuelle ?
Il considère chaque pays comme une entité propre, comme une civilisation à part entière, comme un système indépendant pouvant ou pas, selon certains critères, s’effondrer. Pour lui, « le monde d’aujourd’hui est saturé. Il est rempli de sociétés complexes ».
Je considère qu’en réalité le monde n’est pas saturé et rempli de sociétés complexes juxtaposées mais qu’il s’agit d’une même et seule société, d’une même et seule économie, d’une même et seule civilisation, interconnectée, mondialisée, globalisée. Logiquement, si cette économie unique, cette économie mondiale était amenée à s’effondrer, elle s’effondrerait bien dans rien… conformément à la théorie du professeur Tainter.
Dans tous les cas, je vous recommande vivement la lecture de cet ouvrage indispensable à toutes celles et ceux qui sont préoccupés par ce sujet des risques d’effondrement dans nos sociétés. Ce livre est incontournable de vos étagères car je ne vous ai offert ici qu’un résumé rapide de la pensée de l’auteur.
À demain… si vous le voulez-bien !!
Charles SANNAT