Tchernobyl
Le nuage de Tchernobyl se serait-il arrêté à la frontière française ? Les autorités ont-elles caché l'arrivée du nuage et menti sur ses conséquences sanitaires ? Si la plupart d'entre nous ont bien déjà entendu parler du "mensonge" à propos du nuage de Tchernobyl, rares sont ceux qui peuvent dire qui exactement a menti, et en disant quoi. Faisons la lumière sur la polémique autour du passage du nuage de Tchernobyl en France.
La tragédie s’explique surtout par la culture soviétique et les réactions à l’explosion du réacteur, moins par la radioactivité qu’elle a émise.
Nous sommes le 26 avril 1986. Des opérateurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl démarrent un test défectueux avec le réacteur de l'unité 4. Une fois le processus lancé, les opérateurs vont attendre trop longtemps pour arrêter le réacteur, ce qui déclenche une volatilité extrême. En tentant de la freiner, de la vapeur va se former dans l'eau entourant le combustible nucléaire, pour entraîner un emballement thermique et des niveaux de puissance provoquant l'explosion du réacteur.
Dix jours durant, il va cracher des matières radioactives qui se répandront dans toute l'Europe, exposant des millions de personnes à des risques sanitaires. Selon certaines études, le nombre de décès par cancers dus aux radiations se serait élevé à des centaines de milliers. Ce sont les ouvriers de la centrale qui reçoivent les doses les plus concentrées ; nombre d'entre eux mourront du syndrome d'irradiation aiguë (SIA). Les autorités soviétiques, ukrainiennes et biélorusses évacueront 350 000 personnes pendant plusieurs années et enverront plus de 600 000 ouvriers – des liquidateurs –, pour décontaminer la zone. Pour finir par interdire d'accès une zone de 4 300 kilomètres carrés.
Quelques centaines de morts
La désapprobation générale de l'énergie nucléaire ne va pas tarder à se manifester. Les gouvernements du Danemark, de la Suède ou encore des Philippines promettent d'abandonner l'atome civil. Moins d'un an plus tard, neuf autres pays auront reporté ou abandonné leurs projets de construction de réacteurs. En Europe de l'Est, en 1989, des manifestations contre l'énergie nucléaire éclatent en Lituanie et en Ukraine, à la suite de changements de politique décidés par le Kremlin. Des enquêtes d'opinion révèlent que, depuis Tchernobyl, les deux tiers de l'humanité s'opposent à la poursuite du développement de l'énergie nucléaire.
L'accident de Tchernobyl terrifie, et à raison. Mais certains opposants au nucléaire brandissent la catastrophe comme une preuve du risque profond que représenterait cette énergie nucléaire pour l'humain et la planète. Ils se trompent.
Le nombre de victimes de Tchernobyl est radicalement inférieur à ce qu'affirment les études les plus pessimistes. Les Nations unies ont publié plusieurs rapports rendant compte des décès dus aux radiations en se fondant sur une analyse approfondie de la littérature scientifique existante. Elles en concluent que l'accident n'aurait probablement causé que quelques centaines de morts, au maximum. Toujours selon les Nations unies, seuls 28 des 134 ouvriers et membres des équipes d'urgence atteints de SRA seraient décédés.
De même, en 2008, les Nations unies rapportaient que, d'ici à 2065, 16 000 cas de cancer de la thyroïde allaient pouvoir être imputables à l'accident, sauf que la mortalité de ce type de cancer avoisine les 1 %. En d'autres termes, d'ici à 2065, Tchernobyl pourrait avoir contribué à 160 décès par cancer de la thyroïde. En 2018, l'ONU reverra son estimation à 5 000 cas de cancer de la thyroïde, soit 50 décès attribuables à la catastrophe.
La leucémie est un effet secondaire très redouté des radiations, mais l'ONU n'en a constaté qu'une légère augmentation au sein des équipes de secours. Dans une revue de la littérature scientifique sur le sujet, l'ONU a même déterminé que les études examinant les taux de leucémie chez les liquidateurs n'étaient pas concluantes et souffraient d'« une faible puissance statistique, d'incertitudes dans la reconstitution des doses et d'incohérences internes ».
Pour ses calculs, l'ONU s'est fondée sur les effets sanitaires observés au sein des équipes de secours, ce qui rend également peu probable une augmentation massive des taux de cancer chez les adultes. Chez les enfants, aucune augmentation mesurable de la leucémie n'a été observée, y compris chez ceux ayant été exposés aux radiations in utero. Concernant les autres impacts, il est probable qu'il n'y ait pas d'augmentation mesurable des niveaux de thyroïdite auto-immune, des maladies cardiovasculaires et cérébrovasculaires, ainsi que de l'ensemble des cancers solides.
Pourquoi ? Parce qu'il s'avère que bien des ouvriers chargés du nettoyage, tout comme la majorité des habitants des zones considérées comme « contaminées » ont en réalité reçu des doses similaires à une année de rayonnement naturel. De même, les liquidateurs allaient être étroitement surveillés et déchargés de leur mission après six mois passés sur le terrain.
Un modèle de risque imparfait
D'où viennent donc les estimations de mortalité extrême, ou du moins nettement plus élevées que les chiffres de l'ONU ? En général, d'un modèle de risque imparfait, dit « linéaire sans seuil » (LSS). Selon le modèle LSS, toute exposition aux rayonnements, qu'importe la dose, a des conséquences néfastes sur la santé. Ce qui n'est probablement pas le cas.
Cette hypothèse se voit notamment contredite par des expériences naturelles. Yangjiang, en Chine, a un rayonnement de fond trois fois supérieur à celui d'une ville voisine. Pourtant, une étude rassemblant plus de 100 000 habitants de Yangjiang, mis en regard d'un échantillon équivalent dans la ville voisine, constate que les premiers ne présentent pas de risque significativement plus élevé de cancer.
Une étude similaire a été menée dans la ville iranienne de Ramsar, où les niveaux de rayonnement de fond mesurés sont les plus élevés au monde, soit jusqu'à 200 fois supérieurs à la moyenne mondiale. Les chercheurs y constatent que les résidents de Ramsar présentent des taux de cancer inférieurs à ceux des groupes de contrôle.
Dans une interview, David LeClear, ingénieur nucléaire et spécialiste des rayonnements, explique comment le LSS permet d'obtenir les estimations de mortalité les plus extrêmes. « Vous pouvez partir d'un millirem, qui est une dose infime de rayonnement, l'extrapoler sur plusieurs milliards de personnes et parvenir à des décès. Sauf que c'est un peu comme dire qu'être aspergé d'eau à partir d'un petit flacon pulvérisateur vous mouille davantage que rester des heures sous une pluie battante. »
Ce qui n'empêche pas le LSS d'être soutenu par de nombreux scientifiques. Dans une interview, le Dr Timothy Mousseau, expert en radiations à l'université de Caroline du Sud, le défend en ces termes : « L'Académie nationale des sciences a examiné ce sujet à plusieurs reprises et le consensus parmi la plupart des spécialistes est que, en l'état actuel des choses, le modèle linéaire sans seuil est notre meilleure hypothèse de travail. » Mousseau cite d'ailleurs une étude réputée estimant le nombre de morts de Tchernobyl à près de 18 000.
Soit, en réalité, vraiment pas grand-chose. Même en prenant ce chiffre pour argent comptant, les décès de Tchernobyl ne sont en rien rédhibitoires pour l'énergie nucléaire une fois replacés dans leur contexte. L'humanité doit obligatoirement accélérer le déploiement du nucléaire pour mettre fin à la combustion des combustibles fossiles, qui tue pour sa part des millions de personnes chaque année. À ce jour, en suppléant aux combustibles fossiles, le nucléaire aura déjà sauvé plus de 1,8 million de vies.
La taille de la zone d'exclusion de Tchernobyl et l'ampleur des évacuations n'ont pas reflété la réalité des besoins. Au lieu de délimiter strictement les zones dangereuses, les autorités ont suivi les principaux axes de circulation routière, les frontières et les cours d'eau pour gérer au mieux les populations. De plus, dans une grande partie de la zone, les niveaux de radioactivité ont chuté de façon spectaculaire en quelques années. Selon le Dr Mousseau, « plus de la moitié de la zone n'est plus radioactive et ne l'était restée, en général, que quelques années après les premiers dépôts radioactifs ».
Le gros des évacués n'avaient pas besoin de quitter leur domicile. En 1990, les autorités avaient évacué 220 000 personnes, sauf que les doses de radiation évitées étaient trop faibles pour le justifier, selon une étude publiée en 2017. Selon certaines recherches, bien des évacuations initiales n'auraient jamais dû avoir lieu.
Une zone qui revit
La réhabilitation de la zone touchée a démarré peu après l'accident, à partir de la centrale nucléaire elle-même. Les besoins en électricité pour l'hiver à venir étaient si pressants, et les atteintes à leur réputation si colossales, que les dirigeants soviétiques allaient exiger la remise en service rapide des unités 1, 2 et 3 de la centrale.
Pour ce faire, les liquidateurs allaient pomper les couloirs inondés, arracher le béton, décaper les murs et laver à grandes eaux les systèmes de ventilation. Vêtus de vêtements doublés de plomb, ils allaient pelleter les morceaux du réacteur explosé depuis le toit de l'unité 3 jusqu'aux entrailles de l'unité 4. Pour ces liquidateurs, ce fut comme si leur bouche s'était remplie de métal et leur corps s'était vidé de son sang. Mais ils allaient réussir leur mission. L'unité 1 est entrée en service cinq mois à peine après l'accident, et les unités 2 et 3 lui ont emboîté le pas.
Et malgré le traumatisme de cette expérience, les ouvriers de Tchernobyl ont manifesté en 2000, lorsque le gouvernement ukrainien a décidé la fermeture de l'unité 3. À l'époque, Yevgeny Lobtsov, qui avait commencé à travailler sur le site deux mois après l'accident, déclarait au New YorkTimes : « Je ne sais pas ce qui va être fait pour mes enfants maintenant. »
La zone d'exclusion commence à revivre. En 2010, le gouvernement biélorusse annonçait la réouverture à l'urbanisation et à l'agriculture de certains secteurs de la zone accueillant autrefois 137 000 âmes. L'Ukraine a ouvert la zone au tourisme en 2019.
Ce qui n'enlève rien au fait que Tchernobyl a été une catastrophe atroce. Heureusement, si les normes de sécurité actuelles restent ce qu'elles sont – et il y a peu de raisons de penser qu'elles ne perdurent pas – un autre Tchernobyl n'est tout simplement pas possible.
Avec les modèles existants, il n’est tout simplement pas possible de reproduire ce qui s’est passé à Tchernobyl
Si le réacteur de Tchernobyl, le RBMK-1000 de conception soviétique, a explosé, c'est à cause de défauts structurels qu'on ne retrouve dans aucun des réacteurs actuels. Pour simplifier, la catastrophe a eu lieu parce que la température du réacteur a augmenté d'une manière incontrôlable lorsque de la vapeur s'est formée dans son système de refroidissement. Le cas échéant, les réacteurs aujourd'hui en service se refroidissent. En outre, contrairement au RBMK, les réacteurs contemporains sont enfermés dans des dômes de béton et d'acier conçus pour résister à d'éventuelles explosions de vapeur. Un avion de ligne pourrait s'écraser sur un dôme de confinement sans le perforer.
LeClear estime que les centrales nucléaires actuelles sont immunisées contre une catastrophe de l'ampleur de Tchernobyl. « Avec les modèles existants, il n'est tout simplement pas possible de reproduire ce qui s'est passé à Tchernobyl. Même les vieux RBMK toujours en service ont été modifiés. Nous avons appris et nous nous sommes améliorés, c'est ce que nous faisons dans tout secteur industriel, et en particulier dans le nucléaire ». Aujourd'hui, huit réacteurs RBMK rénovés sont encore en service, dont deux à la centrale nucléaire de Leningrad, à 70 kilomètres à l'ouest de Saint-Pétersbourg.
Les normes de sûreté en vigueur à Tchernobyl et les contraintes propres à la culture soviétique ne sont pas représentatives de ce qui se fait aujourd'hui dans l'industrie nucléaire internationale. Les opérateurs de Tchernobyl ont désobéi aux ordres. Ils ne communiquaient pas entre eux. Et la centrale manquait même de mesures de précaution élémentaires, comme la présence de pompiers à demeure.
Aux États-Unis par exemple, les centrales nucléaires n'ont pas les mêmes problèmes. Westinghouse, l'un des géants du nucléaire américain, a implanté la communication ouverte dans toutes ses opérations. Si un employé voit une clé à molette mal placée, une porte ouverte qui devrait être fermée ou s'il a besoin de poser une question à un superviseur, il le consigne dans un système numérique auquel tout le monde peut accéder et que tout le monde peut voir. Les employés doivent même signaler s'ils trébuchent et tombent.
Selon Mark Nelson, expert en énergie et consultant au Radiant Energy Group, depuis Tchernobyl, « l'industrie nucléaire mondiale a atteint, grâce au principe de contrôle par les pairs, un niveau de performance surpassant même celui de l'industrie aéronautique ».
Quel impact sur la santé mentale ?
Mais quid de la guerre ? L'invasion de l'Ukraine par la Russie fait comprendre comment, même en situation de guerre, le risque d'un nouveau Tchernobyl est inexistant. Les Russes ont stationné des unités d'artillerie autour de la centrale nucléaire de Zaporijia. Certains obus, probablement russes, ont touché des bâtiments de la centrale. Les six réacteurs sont intacts et sont tous aujourd'hui à l'arrêt. Mais même si les réacteurs étaient endommagés ou, sans accès à l'eau de refroidissement, commençaient à fondre, ils ne pourraient pas exploser comme à Tchernobyl.
Si Tchernobyl a été une tragédie, ce n'est pas tant du fait de l'explosion du réacteur en elle-même que des réactions qu'elle aura suscitées. Chez les personnes exposées à des doses inoffensives de radiations, on note une augmentation des taux de dépression, d'anxiété, mais aussi de symptômes physiques médicalement inexpliqués. À cause de l'accident, on a estimé en 1987 que plus de 100 000 grossesses désirées avaient été interrompues en Europe occidentale. Selon les conclusions du Forum Tchernobyl, une organisation qui fait partie des Nations unies : « L'impact de Tchernobyl sur la santé mentale est le plus grand problème de santé publique déclenché par l'accident à ce jour. »
La révolte contre l'énergie nucléaire, fondée sur les peurs suscitées par Tchernobyl, a entraîné des milliers de morts inutiles et une masse d'émissions de carbone évitables. Vu le traumatisme causé par l'accident, cette répulsion est totalement compréhensible. Mais les faits sont désormais connus et révèlent une vérité simple : nous n'aurions jamais dû craindre l'énergie nucléaire.
Lea Booth* pour Quillette** (traduction par Peggy Sastre)
*Lea Booth est un journaliste indépendant vivant à Richmond, en Virginie. Il a été rédacteur sénior pour le think tank Environmental Progress. Vous pouvez le suivre sur Twitter.
** Cet article est paru dans Quillette. Quillette est un journal australien en ligne qui promeut le libre-échange d'idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette jeune parution, devenue référence, cherche à raviver le débat intellectuel anglo-saxon en donnant une voix à des chercheurs et des penseurs qui peinent à se faire entendre. Quillette aborde des sujets aussi variés que la polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le racisme. Le Point publie chaque semaine la traduction d'un article paru dans Quillette.
https://www.lepoint.fr/debats/il-ne-faut-pas-avoir-peur-du-nucleaire-la-preuve-par-tchernobyl-01-05-2023-2518438_2.php
La série Chernobyl est-elle fidèle à la réalité ? En 2019, la chaîne HBO a produit et diffusé une mini-série de cinq épisodes retraçant l’histoire de l’accident de Tchernobyl survenu le 26 avril 1986 et de sa gestion par les autorités de l’URSS. La série permet de se plonger dans les causes de cet accident et détaille égalemen
La plus grande catastrophe industrielle de tous les temps reste l’accident de Bhopal, qui a fait de l’ordre de 5000 morts, et Tchernobyl arrive très loin derrière, les conséquences avérées de l’effet des radiations consistant en quelques dizaines de morts à bref délai, ainsi que de 2000 cas de cancers à la thyroïde (qui feront de quelques dizaines à quelques centaines de morts selon la qualité des soins).
MORTELLE SCIENCE. Le 26 avril 1986, l’explosion de la centrale nucléaire secouait le monde. Deux ans après la catastrophe, jour pour jour, le scientifique se suicidait.
amedi 26 avril 1986, sous un grand soleil, le réacteur n° 4 de la centrale atomique de Tchernobyl, à 130 kilomètres de Kiev, vient d'exploser. Mais qui se souvient encore du deuxième anniversaire de cet événement, que Valeri Alekseïevitch Legassov va célébrer en se suicidant, dans sa cinquante et unième année ? En Ukraine, dans la centrale atomique de Tchernobyl, Valeri Legassov raconte : « J'appris qu'un incident avait eu lieu à la centrale nucléaire de Tchernobyl, que l'on avait créé une commission gouvernementale et que j'en ferai partie. »
Toutefois, les connaissances de Legassov se focalisent sur les matériaux. Il se rend donc à l'université pour s'assurer de la collaboration d'Aleksandr Kalugine, spécialiste de la technologie des réacteurs RBMK, un type de réacteurs qui demeurera l'apanage de l'Union soviétique. Or, la situation prend rapidement une tournure un peu plus urgente que ne le laissaient paraître les premières informations distillées par les instances officielles. Dans le courant de la nuit précédente, Kalugine avait déjà reçu un signal d'alarme codé qui signifiait que l'« incident » devait comporter au minimum un danger potentiel d'irradiation, d'incendie ou d'explosion… ou des trois à la fois.
« Je rentrai immédiatement à la maison. Ma femme revint précipitamment de son travail, et je lui expliquai que je partais en service commandé, que je ne comprenais rien à la situation, que j'ignorais la durée de mon absence et le but de ce déplacement. Je dois reconnaître maintenant que, à ce moment-là, il ne me vint pas une seule fois à l'esprit que nous allions au-devant d'un événement de portée planétaire. »
Legassov embarque donc à destination de Kiev, dans un avion que le gouvernement a mis à la disposition d'une délégation de scientifiques et d'ingénieurs ; et aussi de quelques responsables politiques, de manière à assurer que l'« incident » ne donne pas lieu à des interprétations contre-révolutionnaires. De Kiev, le voyage se poursuit en voiture.
« Alors que nous approchions de la centrale, à 8-10 kilomètres de distance déjà, on pouvait voir les lueurs cramoisies de l'incendie. » Il est environ 20 heures lorsque la délégation arrive à proximité du lieu de l'« incident ». « On se rend compte d'emblée que les responsables de la centrale et ceux du ministère de l'Énergie, présents aussi sur les lieux, se comportent d'une façon tout à fait contradictoire. Il n'y a aucun plan opérationnel. »
Dans les jours qui suivent, l'ampleur de l'« incident » commence à donner lieu à des évaluations précises, tant de la part des laboratoires civils que des services spécialisés de l'armée. Toutes ces données sont récoltées par la commission gouvernementale spéciale à laquelle appartient Legassov, et sont traduites en décisions aussi appropriées que possible, pour ce qui concerne les travaux à entreprendre sur la centrale ou dans les environs.
En revanche, la question se pose de savoir comment informer les populations des mesures qu'elles doivent respecter. « Il s'avéra que malgré l'existence dans notre pays de maisons d'édition spécialisées dans le secteur médical, il n'y avait aucune publication susceptible d'être distribuée rapidement parmi la population et de fournir des renseignements sur la façon de se comporter dans des zones de danger d'irradiation accrue ; aucune publication donnant des conseils élémentaires sur la consommation de fruits et de légumes, etc. »
Mais le compte rendu de Legassov ne se limite pas à la description des événements ; il comporte également des digressions fort intéressantes sur le délitement progressif de toutes les règles et de tous les principes initialement professés dans la conception et la construction de centrales nucléaires en Union soviétique. La compétition entre les personnes et les instituts, pour gagner une part du mérite à l'édification d'un avenir radieux, conduit à multiplier les centres de compétences, et surtout les centres de décision. En cas de réussite, tout le monde s'en félicite ; en revanche, en cas d'incident, chacun pense sincèrement que c'était quelqu'un d'autre qui s'en occupait.
Legassov s'inquiète de ce qu'il baptise pudiquement une « responsabilité collective », alors que la description qu'il en donne ressemble davantage à une irresponsabilité générale : « J'ai chez moi, dans mon coffre-fort, l'enregistrement des entretiens téléphoniques entre les opérateurs à la veille de l'avarie. Il y a de quoi attraper la chair de poule. Ainsi, un opérateur en appelle un autre et demande : “Dis donc, ici dans ce programme, il est dit comment procéder, et ensuite je vois que d'importants passages ont été biffés ; qu'est-ce que je dois faire ?” Après un instant de réflexion, l'autre lui répond : “Procède selon ce qui est supprimé.” » Toutes les citations transcrites ci-dessus proviennent d'un document, publié dans la Pravda du 20 mai 1988 et diffusé depuis lors dans le monde entier sous le nom de Testament de Legassov.
Testament ? Constatant que ce qui s'était passé à Tchernobyl n'avait rien changé au laxisme qui prévalait dans l'industrie nucléaire russe, Valeri Alekseïevitch Legassov se donna la mort par pendaison à son domicile, par un mardi dont l'histoire ne dit pas s'il fut ensoleillé. C'était le 26 avril 1988, jour du deuxième anniversaire de l'« incident » de Tchernobyl.
Cet article est issu de Morts pour la science. 68 destins scientifiques tragiquement contrariés, éd. Presses polytechniques romandes, juin 2022, 406 pages, 22 euros.
Par Pierre Zweiacker
Suisse - Une entreprise genevoise réussit à décontaminer Tchernobyl
Exlterra, à la pointe du développement durable, présente des résultats révolutionnaires, après avoir installé durant un an sa technologie Nucleus Separation Passive System. Moins 46,6% et mo...
Le nuage de Tchernobyl qui s’arrête à la frontière : une fable sans cesse réitérée..c'est une affirmation récurrente que l’on utilise pour désigner un supposé silence ou mensonge d’État. La crise sanitaire que nous traversons a été l’occasion d’un large usage de cette métaphore : « Le coronavirus n’est pas le nuage de Tchernobyl »
Dans la zone d'exclusion autour de la centrale nucléaire, des chevaux sauvages originaires des steppes d'Asie prospèrent, avec une population en expansion... nous avons besoin de mieux comprendre les mécanismes qui permettent à la faune de vivre dans des zones de contamination radioactive...
Le réacteur 4, théâtre de la catastrophe nucléaire du 26 avril 1986, peut désormais se visiter sous réserve de porter une tenue de protection, raconte CNN....
Après l'incendie de l'usine Lubrizol à Rouen, le « mensonge du nuage de Tchernobyl » ressurgit. Pourtant, en 1986, les autorités n'avaient pas menti.
Le mythe d'un mensonge des autorités à propos du nuage de Tchernobyl est sans doute, aujourd'hui, la théorie du complot la plus répandue dans la société française. Il s'est pourtant forgé dans la foulée de l'événement, par un concours de circonstances mêlant une communication désastreuse des pouvoirs publics et les manipulations politiques de partis et de mouvements antinucléaires. Et ce mythe a repris une deuxième – voire troisième – jeunesse avec l'usine Lubrizol, à Rouen.
Lorsque l'accident survient, le 26 avril 1986, l'URSS le cache et l'opacité est totale. L'alerte ne sera donnée que deux jours plus tard, depuis la Suède qui détecte, au matin du 28 avril, un niveau de radioactivité extérieure très supérieur à la normale dans différents points du pays. Des experts sont consultés, ils trouvent du graphite dans les particules radioactives et pensent immédiatement à une centrale soviétique de type RBMK. La Russie, interrogée, nie d'abord… puis confirme l'accident dans la journée du 28 dans une dépêche laconique : elle reconnaît qu'un incident a eu lieu à Tchernobyl, en Ukraine, assure que « toutes les mesures sont prises » pour résoudre le problème… Et c'est tout. Elle ne livre pas le moindre détail. En réalité, les autorités russes, désemparées, ont toutes les peines du monde à gérer l'accident.
La Suède se charge d'alerter l'Europe et, en France, le Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) est prévenu ce même 28 avril. Des avions d'Air France décollent, équipés de filtres pour recueillir les poussières, et des moyens de mesure sont mobilisés sur une trentaine de sites.
Mais, en l'absence d'information officielle venant de la Russie, les rumeurs vont se propager. Une première photo du profil du réacteur qui laisse imaginer l'ampleur de la catastrophe est diffusée. Les Russes, au départ, n'admettent que deux morts. En face, en pleine guerre froide, les médias américains en évoquent 2 000 ! Quelques journaux et télévisions français, qui n'ont aucune information, reprennent ce dernier chiffre. Dans le journal de 13 heures du 29 avril, les Français découvrent celui qui deviendra le visage de l'événement : le professeur Pellerin, patron du SCPRI, qui expose alors les valeurs mesurées en becquerels en Suède (de l'ordre de 10 Bq/m³, c'est-à-dire très proches de la radioactivité naturelle), et rassure logiquement : « C'est une activité notable, mesurable, mais qui ne présente aucun inconvénient sur le plan de la santé publique. (…) Je voudrais bien dire clairement que, même pour les Scandinaves, la santé n'est pas menacée. »
On rappelle dans les éditions suivantes que le fait que le nuage arrive ou non en France dépend de la météo : dans un bulletin devenu célèbre, une présentatrice explique qu'un anticyclone semble alors protéger la France des vents en provenance de l'est jusqu'au 2 mai, ce qui est, au moment où elle parle, parfaitement exact.
Mais, dès le 30 avril, la météo change et les rumeurs s'amplifient. La Russie diffuse toujours des bribes d'information rassurantes quand d'autres évoquent des centaines de morts. À l'étranger aussi, l'angoisse se répand, et des reportages montrent des habitants de Copenhague se ruant sur des pastilles d'iode. Le silence des autorités, par contraste, apparaît inquiétant. En effet, le gouvernement dans l'Hexagone se mure dans le silence, laissant les scientifiques monter seuls au charbon.
Dès le 30 avril, un communiqué du SCPRI envoyé à la presse confirme l'arrivée du nuage radioactif : on signale « une légère hausse de la radioactivité atmosphérique sur certaines stations du Sud-Est, non significative pour la santé publique ». Suivi d'un autre, le lendemain : « Ce jour 1er mai 86, 24 heures, tendance pour l'ensemble des stations du territoire à un alignement de la radioactivité atmosphérique sur le niveau relevé le 30 avril dans le Sud-Est. Il est rappelé que ce niveau est sans aucune incidence sur l'hygiène publique. »
Puis la radioactivité s'accroît dans l'Est. Dans le Nord-Est, région la plus touchée, l'activité atteindra 25 Bq/m3. C'est effectivement rassurant : dans certaines maisons, l'exposition naturelle au radon peut atteindre 1 000 Bq/m3 !
La faute des autorités est qu'elles ne donnent pas ces valeurs, se bornant à transmettre des informations laconiques. En clair : les pouvoirs publics indiquent bien que le nuage radioactif a survolé la France et que les niveaux observés sont parfaitement rassurants, mais le public est prié de se contenter de cela. On s'inquiéterait à moins…
Et, de fait, le public s'inquiète. Car au même moment, en Allemagne, juste de l'autre côté de la frontière (où les retombées ont été plus fortes), des mesures restrictives sont prises pour protéger la population, alors qu'en France le SCPRI communique sur les 500 relevés effectués et répète que « l'exposition aux radiations qu'ont subies les Français est inférieure au dixième de l'exposition naturelle annuelle ». Un journaliste ironise alors : « Tout se passe comme si le nuage s'était arrêté à la frontière... » Le mythe est né.
Un communiqué particulièrement maladroit, publié le 6 mai par le ministère de l'Agriculture, achève d'exaspérer : « Le territoire français, est-il écrit, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l'accident de Tchernobyl. À aucun moment les hausses observées de radioactivité n'ont posé le moindre problème d'hygiène publique. » On notera l'absurdité de la formulation : si des hausses ont bien été observées, pourquoi dire d'abord le contraire ?
Face à cette communication désastreuse du gouvernement, des voix s'élèvent pour exiger plus de transparence. Les opposants au nucléaire, saisissant l'occasion de dénoncer les dangers de cette technologie et d'exiger son arrêt, accusent les autorités. Et, peu à peu, le ton change dans la presse. De nombreux journaux, qui avaient pourtant publié les informations suivant l'évolution du nuage radioactif sur la France, changent totalement de discours une dizaine de jours plus tard. Le 12 mai, le journal Libération titre « Le mensonge nucléaire ». Il ne sera pas le seul.
Le mythe sera perpétué, ensuite, par la Criirad (Commission de recherche et d'information indépendante sur la radioactivité), créée dans la foulée de l'accident par une poignée de militants écologistes, emmenés par l'actuelle eurodéputée Michèle Rivasi. Mais Pierre Pellerin, attaqué en 2006 pour « tromperie et tromperie aggravée » par la Criirad et l'Association française des malades de la thyroïde (AFMT), sera totalement blanchi, en 2012, par la Cour de cassation.
On sait aujourd'hui que, malgré la présence de plusieurs éléments radioactifs dans le nuage, seul le césium 137 a conduit à une contamination durable en France et que la contamination de surface n'a pas dépassé 1 000 Bq/m2 sur la majeure partie du territoire. Mais certaines zones ont été beaucoup plus touchées : sur les reliefs au sud des Alpes, en Franche-Comté, en Corse, les pluies ont amené des dépôts dont l'activité a dépassé 20 000, voire très localement 40 000 Bq/m2. Aucun effet sur la santé n'a jamais été mis en évidence, mais les polémiques, nourries par des études contradictoires, n'ont jamais cessé.
Par Géraldine Woessner