Napoléon...

Publié le par ottolilienthal

Russie, Austerlitz, Waterloo : « Napoléon », combien ses campagnes ont-elles fait de morts ?

Le film de Ridley Scott affiche un bilan de 3 millions de morts. Le vrai bilan des guerres menées par l'empereur, s'il est lourd, est bien moindre

Trois millions de morts entre 1793 et 1815, soit du siège de Toulon à Waterloo, c'est le bilan final qui s'affiche, bataille après bataille, au générique de fin du film Napoléon de Ridley Scott. Pour le cinéaste, l'Empereur est l'incarnation du mal révolutionnaire contre laquelle l'Angleterre ne cessa de lutter durant toutes ces années jusqu'à la victoire finale dans la morne plaine de Belgique. Pourquoi pas ? Victor Hugo écrivait bien qu'à Waterloo, « Robespierre à cheval fut désarçonné́ ».

Mais Napoléon n'est pas responsable de tout. En 1793, il n'est qu'un modeste capitaine d'artillerie. En revanche, ses conquêtes en tant qu'Empereur vont coûter cher à la France, sans compter les pertes infligées à ses ennemis.

Un taux de perte très élevé

« Il a fait périr dans les onze années de son règne plus de cinq millions de Français, ce qui surpasse le nombre de ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles », écrivait Chateaubriand. Très excessif, car de 1799 à 1815, deux millions de Français seulement furent conscrits.

916 000 soldats, soit presque un sur deux, seraient morts. selon les deux études de Jacques Houdaille (1), démographe à l'Ined (Institut national des études démographiques), publiées au début des années 1970. Un taux de perte très élevé. « Elles oscillent entre 400 000 et un million de soldats, estime aujourd'hui l'historien Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon. Le vrai chiffre doit se situer au milieu, vers 700 000 morts. »

Outre la difficulté d'établir un tel décompte, on s'est aussi aperçu, au fil des années, que les militaires français captifs considérés comme morts ou disparus et revenus en France après la chute de l'Empire étaient plus nombreux qu'on ne le pensait. L'historien Alain Pigeard, à titre de comparaison, évoque une autre période : « C'est à peu près le bilan de la Révolution. Entre la Terreur, la Vendée et les guerres de conquête, on arrive presque à des chiffres identiques. »


En retenant l'hypothèse basse de 700 000 morts pour les campagnes de l'Empire et 600 000 pour les guerres de la Révolution selon Jacques Houdaille, on arrive à 1,3 million de morts français, loin, quand même, des trois millions affichés à la fin du film de Ridley Scott. Un bilan humain presque comparable à celui du premier conflit mondial (1,4 million de morts) mais sur une période cinq fois plus longue. 

Malheur aux blessés !

Les campagnes les plus meurtrières sont celles de 1813 en Allemagne, celle de 1812 en Russie, et enfin les sept années de la guerre d'Espagne et du Portugal. Ce que craignent les grognards, c'est pourtant moins le feu des batailles que la maladie et, surtout, les hôpitaux, parents pauvres des armées impériales.

À Austerlitz, 2,1 % des effectifs français périssent dans la bataille, 8,5 % à Waterloo. Mais malheur aux blessés ! « La nation, dit Napoléon après Iéna en 1806, est devenue la plus barbare de l'Europe relativement au service des hôpitaux ; l'armée sous ce rapport est au-dessous de celle de tous nos voisins et les Cosaques valent mieux que nous envers leurs blessés. » Et d'accuser son administration sanitaire, peuplée d'aigrefins mais dans laquelle il ne mit jamais l'ordre qu'il savait imposer ailleurs.

Les récits de soldats regorgent de blessés empilés comme des troncs dans les fourgons quand on ne les laisse pas agoniser pendant plusieurs jours sous le soleil ou dans le froid. Pour ceux qui arrivent à l'hôpital ou ce qui en tient lieu, c'est la paille pourrie de vermine, des aides chirurgiens au mieux incompétents, aux pires détrousseurs de ceux qui ne sont pas encore des cadavres. Sur les 110 000 hommes qui ne reviendront pas d'Espagne, la moitié sont morts dans les hôpitaux.

L'autre fléau des armées, ce sont les maladies. Le médecin militaire et épidémiologiste Alphonse Laveran a estimé, sur un échantillon de batailles, en débutant à celle de Fontenoy, qu'à l'époque, si un cinquième des pertes était dû au combat, la majorité des soldats était victime des épidémies. En réalité, il faut attendre le premier conflit mondial pour que le nombre des morts sur le champ de bataille l'emporte sur celui des malades. Dans les armées napoléoniennes, la dysenterie et le typhus font des ravages sur des soldats souvent affaiblis par la malnutrition, car le système napoléonien veut que les troupes vivent sur le terrain pour conserver leur rapidité de mouvement. Mais encore faut-il que les régions envahies soient riches. Or ce ne sera le cas ni en Pologne, ni en Russie, ni en Espagne.

1 537 soldats français tués à Austerlitz

Jacques Houdaille estime que, au total, 87 000 soldats français auraient été tués sur les champs de bataille napoléoniens. Mais cette mortalité bondit sur chacun d'entre eux en raison de l'accroissement des moyens engagés et notamment de l'artillerie qui délivre un mur de feu de plus en plus meurtrier. Sur ce point au moins, le film de Ridley Scott est excellent car le canon et ses décharges foudroyantes sont au cœur de son Napoléon, des rues parisiennes balayées par la mitraille le 13 vendémiaire aux charges de Waterloo. Son choix de faire tirer l'artillerie de Bonaparte sur le sommet des Pyramides lors de la campagne d'Égypte est beaucoup plus contestable. 

Une simple comparaison entre Austerlitz et Eylau permet de se faire une idée de cette violence exponentielle. Depuis le travail remarquable mené par les historiens Danielle et Bernard Quintin (2), qui a permis de dresser le dictionnaire biographique de tous les soldats français morts durant ces deux batailles, on sait que 1 537 hommes ont été tués ou sont morts de leurs blessures le 2 décembre 1805. À Eylau, quatorze mois plus tard (7-8 février 1807), ce chiffre a presque triplé, avec environ 4 200 soldats tués ou mortellement blessés. Il en ira de même durant les affrontements suivants. Forces de plus en plus nombreuses, artillerie de plus en plus dévastatrice face à des adversaires qui apprennent peu à peu à rejouer la stratégie de l'Empereur.

On prête à Napoléon bien des phrases sur le bilan humain de ses batailles. Cruelles, comme celle qui lui échappe un matin en voyant le roi de Rome se blesser légèrement quand il joue à ses côtés : « J'ai vu le même boulet de canon en emporter vingt d'une file. » Ou encore : « Une nuit de Paris remplacera cela », en réalité empruntée au Grand Condé appréciant en connaisseur le carnage de la bataille de Seneffe (1674).

Après avoir arpenté le champ de bataille d'Eylau, Napoléon écrit : « Ce spectacle est fait pour inspirer l'amour de la paix et l'horreur de la guerre. » Il peut se faire plus fataliste : « Qu'est-ce qu'une vie humaine ? La courbe d'un projectile. » S'il a été le « Libérateur du genre humain », comme l'écrivait Stendhal, Napoléon est un conquérant de son temps tout à fait conscient des pertes de ses armées, lui qui passe ses journées à réviser, presque à l'homme près, les fiches de ses régiments. Elles sont le prix à payer pour que la France impose son système sur le continent.

1. Jacques Houdaille, « Pertes de l'armée de terre sous le Premier Empire, d'après les registres matricules. » Population, 27e année, N°1, 1972 pp.27-50. Jacques Houdaille, « Le problème des pertes de guerre », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, juillet 1970, 17, P. 411-433.

2 Danielle et Bernard Quintin, « Austerlitz, 2 décembre 1805. Dictionnaire biographique des officiers, sous-officiers et soldats tués ou mortellement blessés à Austerlitz ». Éditions Archives et culture 2004. Des mêmes auteurs et chez le même éditeur, « La tragédie d'Eylau, 7 et 8 février 1807. Dictionnaire biographique des officiers, sous-officiers et soldats tués ou mortellement blessés au combat », 2006.

Napoléon tout petit? Une pure invention de la propagande anglaise

Le plus doué des influenceurs du début du XIXe siècle faisait trembler l'empereur (de rage).​ De leur «guerre visuelle», le caricaturiste James Gillray est sorti vainqueur.

Le fameux «complexe de Napoléon» serait à réévaluer: du haut de son 1,69 mètre, l'empereur dépassait de deux centimètres environ la moyenne de ses concitoyens du même sexe. Mais alors, d'où lui vient cette réputation de nabot coléreux et capricieux, dont il ne semble pouvoir se dépêtrer? De la perfide Albion, bien sûr! Plus précisément de ses plus féroces et inventifs caricaturistes, qui ont perfectionné l'art de la satire dès le XVIIIe siècle.

C'est James Gillray, génial satiriste considéré comme le père du dessin de presse, qui a ouvert les hostilités. En juin 1803, il s'inspire des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift pour dessiner un Napoléon Bonaparte lilliputien, fièrement campé dans la main du roi George III. Le monarque britannique le traite de «pernicieux» et d'«odieux petit reptile». L'année 1803 marque «le point de départ débridé et originel de la longue carrière caricaturale de Napoléon, en Angleterre mais également en Europe», confirme l'historien Pascal Dupuy dans son article «Quand Bonaparte était déjà Napoléon: aux sources de l'image caricaturale de Napoléon en Grande-Bretagne».

L'attaque est en effet novatrice: s'il avait jusque-là fait l'objet de centaines de dessins satiriques outre-Manche, Napoléon n'y avait que très rarement été tourné en ridicule. Il s'agissait même parfois de l'opposé: l'année précédente (celle de la signature du traité de paix d'Amiens), le consul était représenté par un compatriote de James Gillray, Charles Williams, comme un homme du monde, son élégance et sa courtoisie tranchant avec la vulgarité criarde de deux Anglais –John Bull, personnage conservateur imaginé comme antithèse au sans-culotte pendant la Révolution française, et son épouse. Éventuellement, on lui prêtait une certaine fourberie, mais encore assortie d'une belle prestance.

Un caricaturiste plus dangereux qu'une armée

Le surnom de «Bonny Party» (ou «Bunny Party» selon les caricatures) dont John Bull affuble le Français lui en vaudra bientôt un autre, donné par James Gillray: «Little Boney», un sobriquet correspondant à l'image d'un homme-enfant aux insupportables caprices –et peut-être même enfanté par le diable lui-même, s'enhardissent les Allemands, encouragés par le frondeur britannique.

James Gillray a livré pendant des années une «guerre des images» sans pitié contre Napoléon Bonaparte. Au point que celui-ci, exilé sur l'île d'Elbe en 1814, aurait déploré les dégâts occasionnés par les caricatures du Britannique sur sa réputation, selon lui plus importants que ceux qu'auraient causé une douzaine de généraux: on se souviendrait de lui comme d'un tyran court sur pattes et frustré de l'être, rendu assoiffé de pouvoir par ce défaut de hauteur.

Pris à son propre jeu

Mais l'empereur français a lui-même joué un rôle dans la prolifération des violentes «attaques graphiques» dont il a été la victime, rappelle Pascal Dupuy. «Si le débat fait encore rage aujourd'hui et s'il continue à faire vendre du papier, c'est que Napoléon, de son vivant, a su largement édifier sa propre gloire, tandis que dans le même temps s'orchestrait une légende noire, politique, satirique et visuelle dont les racines se trouvent en Grande-Bretagne.»

Une propagande savamment orchestrée et en grande partie visuelle: son peintre officiel, Jacques-Louis David, l'immortalise en héros fringant franchissant le Grand-Saint-Bernard, avant l'apogée du sacre. «Les images qu'il élaborait ou dont il se plaisait à favoriser la diffusion soulignent en général ses qualités, […] son sens militaire, son courage ou sa science du combat, ou […] son caractère magnanime et pacificateur.»

Mais tout auréolé de gloire et de puissance qu'il était, Napoléon Ier ne parvenait pas à empêcher la circulation des caricatures de James Gillray. Ce n'était pas faute d'avoir essayé: furieux, il a même rédigé une série d'impérieuses lettres diplomatiques au gouvernement britannique pour exiger la censure de cette presse bien trop impudente à son goût. Missives auxquelles les ministres britanniques n'auraient, dit-on, même pas pris la peine de répondre.

Elodie Palasse-Leroux — Édité par Natacha Zimmermann

 

La Grande Armée, entretien avec Jean-François Brun

Agrégé et docteur en histoire, Jean-François Brun est enseignant-chercheur à l'université de Saint-Étienne. Colonel de réserve, auditeur de lʼIHEDN, il a participé à plusieurs OPEX dans les Balkans. Spécialiste d'histoire militaire, ses travaux portent plus spécialement sur l'organisation des armées en tant que système et sur l'évolution des armements.

Auteur d’une dizaine d’ouvrages, Franck Abed, écrivain, historien et philosophe, réalise des entretiens intellectuels depuis 2009. Celui-ci est consacré à l’ouvrage intitulé La Grande Armée - Analyse d'une machine de guerre publié chez les Editions Pierre de Taillac (editionspierredetaillac.com).

Franck ABED : Bonjour monsieur. Merci d’accepter de répondre à nos questions. Avant d’entrer dans le vif du sujet, est-ce que tout n’a pas été déjà dit et écrit sur la Grande Armée ?

 

Jean-Edouard Brun : L’histoire événementielle, les hommes (du soldat aux chefs) ont donné lieu à de nombreux ouvrages. Mais, curieusement, il n’y avait jamais eu d’analyse systémique de la Grande Armée. On avait beaucoup décrit les campagnes, étudié les divers acteurs ou l’enchaînement des événements mais jamais abordé la Grande Armée par le biais d’une analyse fonctionnelle, comme un système formé d’éléments en interrelation.

 

FA : Quelle fut votre méthode de travail tout au long de ces années pour parvenir à publier cet ouvrage remarquable et très instructif ?

 

J-E.B : J’ai analysé les archives de tout type disponibles : mémoires et témoignages publiés ou demeuré manuscrits, rapports et livrets d’appel conservés dans les centres d’archives, ouvrages théoriques d’époque, documents cartographiques et iconographiques. J’ai également utilisé le résultat de tests sur les armes à poudre noire et les rapports de fouilles archéologiques.

À partir de toutes ces informations, j’ai essayé de mettre en évidence les logiques qui sous-tendent l’assemblage d’hommes et d’unités destinés à constituer la Grande Armée, et les conditions de fonctionnement de l’instrument obtenu, avec ses possibilités, ses limites, ses contraintes et ses degrés de liberté (d’adaptation aux contraintes extérieures ou à l’imprévu si vous préférez).

 

FA : Comment présenteriez-vous la Grande Armée ?

 

J-E.B : Comme un instrument militaire dont l’agencement novateur intègre l’ensemble des nouveautés militaires (théoriques et pratiques) de la fin du XVIIIe siècle et de la Révolution. Elle est initialement en avance (en termes d’organisation d’ensemble) sur ses adversaires, mais cette avance se réduit au fil des campagnes car il y a à la fois affaiblissement de la Grande Armée (par la perte des soldats entraînés) et maîtrise progressive des formes organisationnelles nouvelles par ses ennemis. Cette double évolution explique la difficulté croissante des campagnes (côté français), jusqu’à ce que la différence d’effectif devienne le facteur clé (au deuxième semestre 1813 et surtout en 1814).

 

FA : De nos jours, il n’est pas rare de constater qu’il existe une confusion entre la stratégie et la tactique. De 1792 à 1815, longue période quasi ininterrompue de guerre entre les pays coalisés et la France, cette distinction était-elle déjà prise en compte par les militaires ?

 

J-E.B : Actuellement, on parle par ordre décroissant d’importance de « niveau stratégique » (où l’on détermine des choix militaires correspondant au but politique défini par le gouvernement), de « niveau opératif » (commandement interarmées sur un théâtre d’opérations) et de « niveau tactique » (préparation et déroulement de la bataille). À l’époque napoléonienne, on distingue mal les niveaux stratégique et opératif, globalement désignés sous le terme de « grande tactique ». La Convention (en fait le Comité de Salut Public) puis Napoléon mettent en œuvre la vision stratégique. De leur côté, les généraux en chef de la Révolution s’en tiennent tout à fait logiquement à une vision de la « grande tactique » correspondant essentiellement au niveau opératif.

Le général Bonaparte transgresse cette répartition des rôles lors de la première campagne d’Italie, lorsqu’il impose les termes de l’armistice de Loeben (ce qui le place au niveau stratégique, c’est-à-dire politique). Consul, puis Empereur, Napoléon est à la fois chef d’État et général en chef. Ses manœuvres et ses choix militaires (répartition des forces entre les divers théâtres, détermination des axes d’effort) mélangent donc les deux niveaux décisionnels les plus élevés. Mais il agit également en tacticien un jour de bataille. Bref, à la tête de la Grande Armée, il mêle les trois niveaux, ce qui est un énorme avantage (notamment en termes de raccourcissement des délais de réaction face à la situation créée par l’adversaire) mais exige en contrepartie un esprit de synthèse et une capacité de priorisation hors du commun.

Cela a deux conséquences. Étant donné que le terme « Grande Armée » désigne les forces du théâtre principal sous les ordres directs de l’Empereur, les responsables des autres théâtres sont les seuls généraux à pouvoir jouer un rôle opératif. C’est le cas en Espagne mais aussi en Italie ou en Illyrie. À la Grande Armée, en revanche, compte tenu de la présence de l’Empereur, les chefs sont essentiellement cantonnés au niveau tactique (sauf s’ils sont responsables temporairement d’une zone d’action autonome au sein du théâtre d’opérations (Davout pour le bas-Elbe lors de la seconde campagne de Saxe par exemple).

 

FA : Napoléon émerge, en tant que prodige militaire, lors de la Première Campagne d’Italie (1796-1797). Pouvons-nous dire qu’il avait déjà révolutionné l’art de la guerre ou cette proposition se montre quelque peu excessive ?

 

J-E.B : Comme toujours, il faut des circonstances favorables permettant à une personnalité d’exception d’émerger. Napoléon Bonaparte est un officier exceptionnellement doué au plan intellectuel, qui a pu étudier les penseurs militaires de la fin du XVIIIe (Bourcet, Guibert et, pour l’emploi de l’artillerie en masses puissantes du Teil). Il bénéficie également des investissements de la royauté (l’artillerie Gribeauval qui est sans doute la plus moderne de l’époque). Sa chance réside dans le « grand reset » de la Révolution, qui bouleverse la hiérarchie et les règles d’avancement et lui permet d’arriver très vite dans le petit groupe des généraux commandant des armées (sachant qu’il a su faire les choix politiques adéquats au moment opportun). Ses capacités personnelles, son audace bien plus importante que celle de ses pairs et concurrents et un peu de chance lui permettent ensuite de prendre le leadership politique et de réduire ce groupe à l’obéissance.

Possédant à fond son métier, fort d’une connaissance approfondie (et réfléchie) des théories nouvelles (notamment la rapidité de mouvement pour obtenir la concentration des forces au point clé, dans un rapport de forces favorable), il applique des solutions tactiques innovantes. Cela lui permet de s’imposer à des adversaires manoeuvrant selon des schémas traditionnels mais il ne prend réellement conscience de sa supériorité qu’après la victoire de Rivoli.

La première campagne d’Italie est la mise en œuvre raisonnée d’une série d’innovations que ses prédécesseurs, faute de culture militaire ou d’un esprit de synthèse suffisants, n’avaient pu utiliser. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une pratique qui révolutionne le cours d’une campagne. Mais il faut y ajouter un élément difficilement quantifiable : le charisme du chef, la profonde empathie qu’il entretient progressivement avec les troupes sous ses ordres. C’est sans doute le « plus » qui lui permet de tirer un parti maximum de ses combinaisons tactiques.

En pratique, il mène une guerre d’annihilation (destruction tactique de l’adversaire par une bataille décisive résultant de marches-manœuvres et donnant lieu à une poursuite coûteuse pour le vaincu) plutôt que la guerre d’attrition pratiquée par ses adversaires (à l’image de Frédéric II quelques décennies plus tôt). Il fait montre, parallèlement, d’une exceptionnelle capacité à déterminer le point décisif ou l’unité dont la prise ou la destruction tactique déséquilibreront le dispositif général adverse. Mais tout affrontement ou toute bataille se caractérisent par l’interactivité. Son exceptionnelle rapidité d’analyse et de réaction lui permet à cet égard de prendre de vitesse l’ennemi et de lui imposer sa propre manœuvre et donc sa propre temporalité (Foch dirait de lui imposer sa « volonté »).

Je crois cependant qu’il faut, pour répondre complètement à votre question, élargir la période considérée. En Italie, le général Bonaparte ne dispose que de moyens limités. Il met en œuvre ses conceptions avec des divisions. Devenu Premier consul, la seconde campagne d’Italie en 1800 lui fournit l’occasion de manœuvrer avec des embryons de corps d’armée. Mais c’est à Boulogne qu’il organise réellement son instrument militaire avec des unités de manœuvre de 1er rang (corps d’armée) et de 2e rang (divisions). Dès lors, on peut parler de révolution dans l’art de la guerre puisqu’il met sur pied un instrument militaire (la Grande Armée) en fonction d’une doctrine d’emploi (c’est la même chose en 1981 lorsque les États-Unis adoptent la théorie de l’Air Land Battle et restructurent leur armée).

Dès lors, c’est sans doute dans la combinaison de cette faculté à organiser un instrument militaire et de sa supériorité tactique due à sa rapidité de raisonnement et de synthèse que réside sa supériorité sur tous ses adversaires.

 

FA : Vous écrivez que «  la réflexion militaire française distingue trois éléments de base, théorisés notamment par Foch dans la droite ligne de la tactique napoléonienne : concentration des efforts, liberté d’action et économie des forces ». Le dernier élément paraît quelque peu surprenant, notamment quand nous connaissons les hécatombes de La Moskowa, Leipzig, Verdun et La Marne. Qu’en pensez-vous ?

 

J-E.B : Vous évoquez ce que j’appelle le triangle de la manœuvre. Dans un triangle, le total des angles est toujours de 180°. De même, ici, les trois termes que vous citez sont interdépendants. Mais il faut définir précisément les notions. L’économie des forces ne désigne pas le taux de perte mais l’utilisation du minimum de troupes pour une action, ce qui permet de constituer avec le surplus inutilisé une réserve offrant la possibilité de réagir à une manœuvre inattendue (ce qui n’est autre que la conservation de la liberté d’action) et d’obtenir un rapport de force favorable au point-clé (concentration des forces).

En fait, la manœuvre sur un théâtre ou sur un champ de bataille vise à obtenir au moment voulu un rapport de force favorable (généralement 3 contre 1 pour une action offensive). C’est là une condition nécessaire (mais pas forcément suffisante) pour envisager d’obtenir la victoire (sachant que le hasard et les impondérables sont toujours présents, d’où la précaution d’une réserve).

Si l’on revient sur la question des pertes, il faut les relativiser et tenir compte des effectifs et de l’impact de la guerre sur la population. La France mobilise un cinquième de sa population lors de la Première Guerre mondiale, l’Empire 7% seulement, ce qui explique qu’entre 1800 et 1814, la population française (sans tenir compte des annexions territoriales) connaît un croît naturel.

Les batailles sont généralement moins meurtrières que de nos jours tout simplement parce que les effets du feu (essentiellement de l’artillerie) sont infiniment moindres. Le gros des pertes des armées provient de la maladie (des « fièvres ») jusqu’à ce que la révolution pasteurienne change la donne.

Si l’on reprend les deux cas cités, La Moskowa a entraîné des taux de perte supérieurs à ceux d’Austerlitz car la manœuvre a été peu employée pour diverses raisons. Ce n’est à cet égard pas une bataille spécifiquement napoléonienne (qui ressemble à un combat de judo) mais plutôt un match de boxe (comme Verdun, toutes proportions gardées). Leipzig de son côté est un affrontement célèbre par la puissance de l’artillerie déployée mais, par la manœuvre, Napoléon contient lors de la première journée des ennemis bien supérieurs en nombre. Il décide ensuite de retraiter car ses caissons de munitions sont pratiquement vides et la destruction du pont par lequel s’effectue le repli entraîne un désastre.

 

FA : Depuis très longtemps, une phrase écrite par le Maréchal Marmont a retenu mon attention : « Nous avons fini par perdre, mais nous les avons fait danser pendant quinze ans ». La domination des armées napoléoniennes s’explique-t-elle par la supériorité de Napoléon ? De l’encadrement ? Des soldats ? De l’armement ?

 

J-E.B : La domination des armées napoléoniennes s’explique vraisemblablement par une combinaison de facteurs. Sa structure organisationnelle (des corps d’armée, une réserve de cavalerie et un Grand parc qui constitue un arsenal mobile) lui permet de manœuvrer efficacement sur l’ensemble du théâtre et de se concentrer très rapidement au point choisi (sachant que tous les corps d’armée ne sont pas présents lors de la bataille décisive ; certains retiennent en effet ailleurs une partie des forces adverses). C’est cette organisation qui est progressivement imitée par l’adversaire (« réveil » militaire autrichien, réforme de l’armée prussienne et, dans une moindre proportion, de l’armée russe). Ces modernisations annulent petit à petit l’avantage français et rendent les campagnes moins décisives pour Napoléon.

L’entraînement et l’accoutumance à ces nouvelles structures entrent également en ligne de compte. Les mois passés au camp de Boulogne sont cruciaux et participent de la supériorité de l’armée française en 1805. Mais là aussi les pertes et l’accroissement des effectifs (qui suppose l’intégration de nouveaux soldats moins bien formés ou d’un certain nombre de contingents alliés peu motivés) amènent une diminution de la capacité manœuvrière (de la « qualité » de l’instrument militaire).

Vient ensuite l’indéniable supériorité « professionnelle » de Napoléon qui combine ses manœuvres et réagit plus rapidement et plus efficacement que les chefs ennemis, tant lors des opérations préliminaires que lors de la bataille. Mais, avec l’âge, il est moins résistant physiquement et donc un peu moins actif en campagne. Quoiqu’il en soit, sa supériorité en termes de capacités de commandement ne parvient pas à compenser, à la fin de l’Empire, la supériorité numérique adverse (1814) tandis que l’accroissement des effectifs le contraint à déléguer de plus en plus le commandement de fractions importantes de l’armée à des subordonnés qui ne possèdent pas les qualités dont il fait montre et qui sont donc au même niveau que les chefs adverses. Ces derniers peuvent dès lors jouer sur leur supériorité numérique ou la meilleure qualité de leurs troupes (c’est le cas en Espagne ou lors de la 2e campagne de Saxe en 1813).

Enfin, il y a le facteur moral, déjà évoqué. Le patriotisme et l’attachement au chef militaire sont indéniables lors des premières campagnes (1805 mais aussi 1806-1807). Puis, la transformation en armée multinationale, et peut-être l’éloignement progressif des idéaux révolutionnaires affaiblissent vraisemblablement la cohésion alors que le mouvement inverse intervient chez les adversaires (pensons au sentiment patriotique qui se développe en Allemagne et aux volontaires que cela procure en 1813, ou à la volonté de défendre la patrie et l’orthodoxie au sein des troupes russes. La Moskowa/Borodino est à cet égard l’équivalent notionnel de Valmy).

La qualité de l’armement n’intervient pas (les moyens sont globalement analogues de part et d’autre). Napoléon n’a pas innové (il a même abandonné le ballon d’observation et refusé le sous-marin), préférant utiliser des matériels qu’il connaît et jouer plutôt sur la capacité manœuvrière de ses troupes.

 

FA : Certains opposent la Campagne d’Italie et la Campagne de Russie en se basant sur les éléments suivants : taille du terrain (petits espaces vs immensité de la steppe), Napoléon (général républicain maigrichon vs l’Empereur bedonnant), armée française d’Italie vs armée des 20 nations. Est-ce qu’il s’agit de critères pertinents pour expliquer la victoire et la défaite des campagnes militaires précédemment citées ?

 

J-E.B : Tous ces éléments sont vrais mais c’est leur combinaison, sur fond de faillite logistique, qui amène la défaite. Une fois de plus, « le Tout excède la somme des parties » et les effets de ce Tout prennent un tour propre.

L’espace géographique en termes de dimensions et de ressources est sans doute l’élément le plus important. Alors que la relative exiguïté de l’Italie du Nord permettait des mouvements de concentration rapides, ce n’est plus le cas en Russie. L’espace est d’abord un obstacle au commandement centralisé et aux concentrations minutées car les élongations accroissent énormément les étapes et les difficultés de liaison (on n’a que des courriers à cheval). L’espace permet ensuite aux troupes du tsar de retraiter loin en arrière, ce qui accroît les lignes d’approvisionnement de Napoléon et transforme la campagne courte en une campagne qui dure (avec là encore les difficultés nées de la tactique de la « terre brûlée » qui joue sur l’une des vulnérabilités de la Grande Armée, sa faiblesse logistique qui suppose des campagnes courtes et le recours aux ressources locales). C’est très différent de l’Italie qui offrait toujours des ressources à une armée infiniment plus faible en effectifs.

L’implication des soldats, leur « moral », est aussi très différente. L’armée d’Italie est nationale et révolutionnaire. Elle part à la conquête de richesses au nom de la Liberté et de l’Égalité. Mais, en Russie, les détachements alliés sont peu motivés, voire jouent leur carte nationale (comme les contingents prussien ou autrichien). En face, l’adversaire n’est pas le même : l’armée sarde ou les troupes autrichiennes n’ont pas réellement d’intérêt patriotique à défendre les divers États italiens (ils s’imaginent encore dans les guerres princières du XVIIIe où l’enjeu est un accroissement territorial limité). En Russie, en revanche, les troupes du tsar sont animées d’un fort sentiment patriotique : elles luttent pour le pays et l’orthodoxie et acceptent tous les sacrifices. Ce n’est pas pour rien que la campagne de 1812 est connue sous l’appellation de « guerre patriotique » (la « Grande guerre patriotique » étant la Seconde guerre mondiale).

La moindre résistance physique de Napoléon, en Russie, ne me semble pas déterminante (du moins pas comme en 1813 ou 1815). Il peut s’appuyer sur l’instrument sans pareil qu’est son Grand État-Major. Son problème réside dans une estimation erronée de la volonté de résistance russe et dans sa capacité tactique à retraiter (on en revient à l’échange de temps contre de l’espace), dans un début de campagne un peu tardif.

Tout cela s’ajoute et finit par faire de la Grande Armée un instrument lourd à manœuvrer et difficile à nourrir. La décision de tenter un raid sur Moscou, plutôt que d’hiverner à Smolensk, est un coup de poker fondé sur une appréciation erronée de la capacité de résistance du pouvoir russe. La décision de ne pas hiverner à Moscou procède pour une part de considérations politiques.

Bref, on est confronté à deux cas de figures très différents. En 1796, un général avec une petite armée motivée, une tactique novatrice et une absence d’enjeu politique sur un théâtre restreint. En 1812, la lutte de deux empires avec des moyens en conséquence et un espace surdimensionné face aux moyens disponibles.

 

FA : La Guerre d’Espagne (1808 - 1814) fut dévoreuse d’hommes, d’argent et d’énergie pour l’Empire. Elle est souvent présentée comme un conflit asymétrique alors que les armées napoléoniennes affrontèrent également des troupes régulières (contingent britannique, armée portugaise). D’une manière générale, la Grande Armée pouvait-elle remporter ce conflit si particulier ?

 

J-E.B : On a souvent parlé du « cancer espagnol ». En fait, on a interpénétration de deux types de conflits, qui obéissent à deux logiques différentes mais conjuguent leurs effets face à l’adversaire commun.

En Portugal et progressivement en Espagne, les troupes impériales sont opposées à une armée régulière anglo-portugaise (progressivement renforcée d’unités espagnoles). C’est la guerre classique, le conflit symétrique, qu’il est possible de gagner (mais les maréchaux et généraux en chef font souvent cavalier seul et ne se haussent pas au niveau tactique de Wellington). Néanmoins, les règles appliquées entre adversaires (le droit des conflits armés) s’avèrent comparables à celles usitées lors des campagnes d’Allemagne ou d’Autriche.

Parallèlement, dans une grande partie de l’Espagne, les forces impériales constituent une armée d’occupation confrontée à des phénomènes de collaboration et de résistance (notamment de résistance armée). On est là dans un conflit asymétrique avec, par exemple, insécurité des axes de communication, attaque de convois, opérations contre les « maquisards » (le terme est volontairement anachronique, mais permet de décrire la réalité) tandis que la Junte joue le rôle d’un gouvernement provisoire puisque le roi légitime est prisonnier. La Grande Armée, très clairement, n’est pas faite pour cette mission (elle est organisée pour lutter contre une armée régulière). D’où ses difficultés (d’autant que l’Espagne est un parent pauvre dans la répartition des forces). D’où également les exactions de part et d’autre car l’on n’est pas dans un conflit « régulier » et donc aux comportements régulés. Ce sont les « malheurs de la guerre » de Goya. Le seul à essayer de pacifier réellement la région qui lui est confiée est Suchet (seul également à gagner un bâton de maréchal en Espagne), les autres chefs militaires se préoccupant davantage de la guerre régulière contre les Hispano-britanniques ou considérant leur zone comme la base arrière des troupes de campagne que l’on s’efforce d’opposer à Wellington.

Il est probable que l’absence d’un commandement unique en Espagne a été une grande faiblesse au plan militaire. Mais, avec les moyens dont elle disposait, son recrutement allié pour partie et sa structure organisationnelle, l’armée d’Espagne ne pouvait résoudre par la force le problème espagnol qui est d’abord politique et marqué par l’absence de toute légitimité de la présence française.

 

FA : Pourriez-vous présenter dans les grandes lignes une bataille à l’époque napoléonienne ? 

 

J-E.B : Il faut partir d’un constat préalable. Une bataille est un affrontement interactif, où toute action suppose une réaction adverse, à laquelle il va falloir répondre. La liberté d’action du chef réside alors dans la possession d’une réserve qui lui permet de répondre à l’imprévu. Le principe napoléonien, extrêmement logique (et toujours en vigueur) consiste donc à contraindre l’adversaire à utiliser toutes ses unités, y compris ses réserves, tout en conservant lui-même une réserve qui permettra d’engager une action à laquelle l’adversaire ne pourra plus s’opposer (et qui deviendra de ce fait décisive).

Concrètement, une bataille commence par une phase de fixation de l’adversaire. De façon pragmatique, l’Empereur tente de petites attaques ou des mouvements offensifs sur divers points du front, sans vraiment d’idée préconçue. Lorsqu’il a le sentiment que l’adversaire n’a plus les moyens de réagir, il lance une attaque décisive sur ce qu’il estime être le point -clé (le point faible) du dispositif adverse. La phase de fixation est extrêmement longue (7 heures à Austerlitz), l’attaque décisive plus courte (1 heure à Austerlitz).

Cela nous amène à la façon dont s’achève la bataille. Ce n’est pas caedes (le massacre) des batailles antiques où les hoplites qui ont plié sont poursuivis et tués par l’adversaire. En fait, l’attaque décisive, à l’époque napoléonienne, aboutit à détruire un élément du dispositif de l’adversaire. Ce dernier, incapable de rétablir la situation sur ce point, est alors contraint de retraiter plus ou moins en désordre afin de « limiter les dégâts » car résister sur place signifierait la destruction de l’armée, partie par partie. Ainsi, le fait de s’emparer du plateau de Pratzen, à Austerlitz, permet de couper l’armée austro-russe en deux et, en rabattant une partie de la Grande Armée sur l’aile sud, de détruire dans ce secteur les troupes austro-russes, prises entre les unités qui les attaquent et le corps d’armée de Davout, qui sert de butoir. Dans ces conditions, pour éviter l’anéantissement, le centre et l’aile nord austro-russe préfèrent retraiter, laissant à leur sort les troupes au sud.

Mais la bataille n’est pas une fin en elle-même. Il faut la réintégrer dans le déroulement d’ensemble de la campagne. Les marches-manœuvres, durant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, forment une première phase qui vise à amener la majeure partie de la Grande Armée face à la majeure partie de l’ennemi pour une bataille décisive (2e phase). La victoire permet de s’emparer de la route logistique adverse mais surtout de profiter de la désorganisation des vaincus pour les poursuivre. C’est la troisième phase de la campagne et la plus importante car elle permet de tirer les bénéfices de tout ce qui précède. La plus célèbre poursuite (et la plus rentable) est celle menée aux dépens des Prussiens en 1806, qui aboutit à la capture de la plupart des unités ayant échappé à la double défaite de Iéna-Auerstaedt. Mais c’est une opération raisonnée, avec des mouvements calculés combinant l’action de plusieurs corps d’armée. Manquer la poursuite équivaut à perdre le bénéfice de la campagne, comme en juin 1813. L’ennemi ne s’avoue pas définitivement vaincu et se réorganise.

 

FA : Le concept de bataille décisive, pour évoquer les batailles victorieuses remportées par Napoléon mettant fin à une campagne militaire, est-il légitime ou usurpé ?

 

J-E.B : Je crois que c’est a posteriori que, dans la plupart des campagnes, une bataille importante, voire générale, se voit qualifiée de décisive. Accoler ce qualificatif à une rencontre, c’est reconnaître qu’elle constitue la défaite qui, pour le vaincu, lui ôte tout espoir de victoire, au moins dans la campagne considérée, et le contraint à traiter ou, au minimum, à retraiter dans un dispositif plus ou moins ordonné, générateur de pertes inévitables (y compris, et peut-être surtout par reddition d’éléments isolés).

Napoléon, conscient de sa supériorité tactique, s’efforce d’amener, par ses marches, son ennemi à livrer une bataille de grande ampleur. En cas de victoire, l’Empereur est ainsi en mesure d’achever la campagne rapidement. La brièveté du conflit est en effet une contrainte de son système de guerre, le corollaire de la légèreté (notamment en termes logistiques) qui permet la rapidité (facteur de supériorité dans la manœuvre et donc facteur de victoire).

L’analyse nous montre cependant que la bataille décisive intervient à des moments très différents dans le cours des diverses campagnes (chacune d’elles constitue un cas d’espèce). Parfois, il n’y en a pas : l’affrontement longuement recherché en Russie, intervient à La Moskowa/Borodino sans rien de décisif. De même, dans la campagne de France, les coalisés évitent soigneusement la bataille générale et jouent sur leur énorme supériorité numérique pour mettre en œuvre une sorte de « tactique par étouffement » qui est totalement payante. Parfois également, la bataille décisive se retourne contre Napoléon (à Waterloo par exemple).

Je crois qu’en histoire des conflits, il serait plus pertinent de parler de point de rupture de l’équilibre (généralement par le biais d’une bataille), suscitant au profit d’un camp une dynamique de la victoire (contrebalancée pour l’autre camp par une dynamique de la défaite).

 

FA : Les sièges sont rarement évoqués lorsque nous étudions les campagnes napoléoniennes. Étaient-ils des anachronismes ou une composante essentielle des guerres napoléoniennes ? 

 

J-E.B : Guerre de position et guerre de mouvement sont les deux visages du Janus que constitue un conflit classique. Les sièges ne sont que l’aspect le plus spectaculaire de cette guerre de position. Ils ont été nombreux dans les guerres napoléoniennes.

Concrètement, l’on connaît les grands sièges que les troupes impériales mènent, généralement pour s’emparer de villes importantes qui servent de dépôt logistique majeur à l’ennemi (Danzig) ou constituent un point de résistance du vaincu (Gaëte ou Cadix, qui est un échec). Dans le déroulé des campagnes napoléoniennes, on pourrait schématiquement dire que les troupes impériales assiègent les places lors des campagnes victorieuses et défendent les places au cours des campagnes malheureuses (1813 et 1814, aussi bien en Allemagne qu’en Espagne et dans les Provinces illyriennes).

Si l’on élargit l’analyse, il est évident que la stratégie impériale prend en compte la possession de places-clés dans la gestion de la défense de l’Empire (occupation des places de l’Oder qui garantissent le passage du fleuve pour amener des troupes de la Confédération du Rhin au grand-duché de Varsovie).

Mais, au-delà du gage politique et de la précaution stratégique, l’édification de défenses permet, au point choisi, d’économiser des troupes (on acquiert une supériorité défensive qui contraint l’adversaire à masser des effectifs supérieurs), ce qui libère mécaniquement des forces pour attaquer ailleurs. On constate ainsi, par exemple, au niveau opératif, la constitution d’une barrière fortifiée avec des places fortes complétées de redoutes de campagne (cas de l’Elbe en 1813). De même, sur le champ de bataille, l’aménagement du terrain n’est pas absent (le Santon à Austerlitz, la Grande Redoute à Borodino, la ferme d’Hougoumont à Waterloo).

Concrètement, il y a eu de nombreux sièges, de 1805 à 1814 mais la mémoire ne met en avant que les plus célèbres, c’est-à-dire généralement les plus importants. La grande différence avec les guerres antérieures réside dans le statut accordé aux villes fortes. Au début du XVIIIe, l’acquisition de gages territoriaux demeure l’objectif primordial et les batailles sont souvent liées à un siège (une armée de couverture de la force assiégeante rencontrant une armée venant au secours des assiégés). La priorité s’inverse dans les guerres napoléoniennes. Le siège n’est qu’un aspect secondaire de la manœuvre car l’objectif premier est d’abord la destruction de l’armée adverse.

 

FA : La logistique et les services de santé connurent-ils des véritables mutations lors de l’époque napoléonienne ? 

 

J-E.B : Il faut sans doute apporter une réponse nuancée à votre question. La Grande Armée fonctionne un peu à la manière d’un corps expéditionnaire qui doit avoir les moyens de mener une campagne en utilisant partiellement les ressources locales (vivres, moyens de traction…). Le « Grand Parc d’artillerie, du génie et des équipages » est une sorte d’arsenal mobile, avec des réserves de munitions et de matériel et des unités spécialisées capables de réparer armes et voitures.

Par ailleurs, le fondement des manœuvres napoléoniennes réside dans la rapidité de déplacement (qui permet des concentrations inattendues ou donne l’opportunité de couper la ligne d’opération adverse, c’est-à dire l’itinéraire qui joint l’avant et l’arrière). Dès lors, la capacité de mobilité est primordiale. Napoléon l’a organisée systématiquement (alors que ses ennemis ne disposent pas, initialement, de structures analogues). Il a mis sur pied des trains (des transports) militarisés dans les divers domaines : train d’artillerie (1800), train du génie (1806), train des équipages (1807), sachant qu’il renforce ces unités de moyens réquisitionnés si la nécessité s’en fait sentir. Statistiquement, on a un cheval pour 4 hommes dans les armées de campagne napoléoniennes (ce qui est un ratio comparable au nombre de véhicules par hommes dans les armées occidentales du deuxième XXe siècle).

Comme de nos jours, la logistique (l’approvisionnement) d’une armée se répartit en deux grands domaines : les convois de munitions d’artillerie et les convois de vivres. Pour alléger ces derniers, la Grande Armée vit en partie sur les ressources locales grâce à un système de ponctions très bien organisé (taxes levées sur les collectivités par l’intermédiaire des autorités ennemies, ce qui permet de payer une partie des réquisitions, mais également réquisitions en nature de chevaux, de souliers, de pain, de viande…). Comme la Grande Armée est relativement sobre, le système fonctionne bien en Allemagne (mais lorsque les ressources locales manquent, en Pologne ou en Russie, la faillite est patente).

Une véritable manœuvre logistique double ainsi la manœuvre tactique proprement dite, tandis qu’une chaîne d’entretien et de réparation (compagnies d’ouvriers d’artillerie ou du train compagnies d’armuriers…) permet de limiter durant la campagne l’attrition des armes et des véhicules. Au bout du compte, ce sont tous ces éléments qui rendent la Grande Armée si moderne, et lui assure une avance organisationnelle sur les armées adverses durant plusieurs années.

La question du service de santé est un peu différente. On est face à deux problèmes très différents. Il s’agit d’abord de maintenir le maximum d’homme sur les rangs, ce qui est une question de santé publique : lutte contre les épidémies ou les maladies saisonnières, en établissant notamment des camps et des cantonnements dans des lieux sains, en nourrissant suffisamment les soldats, en les soignant correctement dans des hôpitaux bien organisés (qui ont un taux de mortalité, donc un rendement, comparable à celui des établissements civils). C’est essentiellement le rôle des médecins.

Mais une armée de campagne est faite pour combattre. La bataille contraint à pratiquer, dans des postes de secours, une véritable médecine d’urgence, avec un afflux brusque d’un nombre extrêmement important de patients plus ou moins gravement atteints (le gros problème demeurant le relevage des blessés puis, après soin, leur évacuation vers les grands hôpitaux fixes les plus proches). D’où la présence de chirurgiens dans les bataillons et les escadrons et d’équipes médicales de renforts au niveau des éléments de corps d’armée et d’armée (car on panse les blessés sur le champ de bataille, selon le principe de « médicalisation de l’avant » toujours en vigueur dans l’armée française). À cet égard, comme toutes les longues périodes de conflit, les guerres napoléoniennes sont à l’origine de quelques progrès touchant à la pratique chirurgicale.

Au bout du compte, les résultats de l’armée napoléonienne sont, dans le domaine de la santé, ni pires, ni meilleurs que ceux de ses adversaires. Il faut attendre la révolution pasteurienne et la vaccination pour voir le nombre de morts par maladie décroître proportionnellement dans les pertes (sachant que la puissance de feu accrue joue également son rôle dans cette nouvelle répartition des causes de décès)

 

FA : La cavalerie napoléonienne avait-elle une réelle valeur ajoutée si nous la comparons aux cavaleries des autres armées européennes ?

 

J-E.B : Matériellement, la cavalerie napoléonienne dispose de chevaux de moins bonne qualité que certains de ses adversaires (la cavalerie anglaise par exemple). Sa valeur tient probablement à ses structures, à la qualité de l’encadrement et à l’esprit d’initiative qui caractérise un certain nombre de généraux. Là encore, en rebattant complètement les cartes, la Révolution a permis l’émergence des meilleurs.

Si les pertes en chevaux sont énormes, les pertes en hommes dans la cavalerie le sont beaucoup moins. Les régiments conservent longtemps soldats et encadrement. Dès lors, l’entraînement, la pratique du cheval et l’expérience rendent les régiments de cavalerie globalement performants.

La personnalité des chefs de la cavalerie joue également. Murat, Bessières, Lassalle, d’Hautpoul, Marulaz ou Montbrun savent parfaitement manier tactiquement leurs unités et en tirer le parti maximum. Mais ils savent également improviser et prendre des initiatives au moment opportun. Ce commandement performant avec une troupe bien entraînée donne d’excellents résultats, souvent supérieurs à ceux de la cavalerie adverse. Le raid de la brigade Lassalle en 1806 est un modèle du genre.

La structure de la Grande Armée est également un avantage. Les corps d’armée disposent dans leurs rangs d’une à deux brigades de cavalerie légère qui leur permet d’éclairer leur marche et d’éviter les surprises. Mais le reste de la cavalerie est regroupée dans une entité de commandement particulière, la Grande réserve de cavalerie, articulée en divisions de cavalerie lourde (cuirassiers, carabiniers, voire dragons, appuyés d’artillerie à cheval) et divisions de cavalerie légère (hussards, chasseurs à cheval). La Réserve est généralement aux ordres de Murat, véritable magister equitum. Elle constitue une sorte de réservoir de forces, permettant de renforcer temporairement pour une mission un corps d’armée ou une paire de corps d’armée, durant une phase des marches d’approche ou de la poursuite. Ce système permet également de rationaliser l’emploi de la cavalerie (notamment la cavalerie lourde) un jour de bataille. L’absence de magister equitum à Waterloo est une des causes du gaspillage des régiments de cavalerie que Ney, chef d’état-major général, fait charger trop tôt de sa propre initiative.

Tout ceci mis bout à bout donne à la Grande Armée une bonne capacité à protéger ses flancs et à mener des reconnaissances durant ses marches d’approche ou à être en tête de la poursuite. Mais elle est également capable de remplir un véritable rôle tactique dans la manœuvre d’ensemble. En 1805, par exemple, la réserve de cavalerie assure la flanc-garde de la Grande Armée du 25 septembre au 8 octobre, durant la marche vers Ulm. Enfin, groupée, elle permet ponctuellement de mener une action de force : à Eylau, les charges des escadrons rétablissent la situation.

Mais la campagne de Russie, qui voit la destruction d’unités entières, modifie radicalement cet état de fait et marque un point de rupture. La disparition des combattants expérimentés ne peut être comblée qualitativement, si bien qu’à partir de 1813, la cavalerie napoléonienne (sauf la Garde ou les unités d’Espagne) n'est plus que l’ombre d’elle-même. Comme pour le reste de l’armée, les pertes moissonnent aussi progressivement les rangs de la haute hiérarchie : d’Hautpoul disparaît en 1807, Lassalle en 1809, Montbrun et Baraguey d’Hilliers en Russie, Bessières en 1813, Marulaz n’a plus de rôle actif après 1809.

Dans tous les cas, la cavalerie demeure seconde derrière l’infanterie tandis que l’arme qui monte en puissance au cours des campagnes demeure l’artillerie. Quoiqu’il en soit, les guerres napoléoniennes représentent en Europe la dernière occasion au cours de laquelle sont employées sur le champ de bataille de grandes masses de cavalerie. Puis les progrès de l’armement au milieu du XIXe siècle permettent de saturer un espace par le feu, ce qui rend inefficaces et très coûteuses les actions de force (la charge) : c’est l’exemple de la Brigade légère en Crimée ou des cuirassiers français à Reichshoffen. À partir de ce moment, la cavalerie devient une sorte d’infanterie montée qui se déplace plus vite que le fantassin « pur » mais ne charge plus en masse.

 

FA : Pour finir, quels sont les trois ou cinq meilleurs livres écrits par des soldats de Napoléon que vous recommanderiez ? Merci.

 

J-E.B : Tout dépend ce que l’on recherche. Pour revivre l’aventure militaire aux échelons inférieurs, voir les soldats vivre ou combattre, on peut se reporter aux classiques : Coignet (Les cahiers du capitaine Coignet), Parquin (Souvenirs du commandant Parquin), François (Le Journal d'un officier français ou Les Cahiers du capitaine François) ou Barrès (Souvenirs d’un officier de la Grande Armée). Les Mémoires de Marbot se lisent comme un véritable roman d’aventure, mais il faut bien avoir conscience que Marbot a « enjolivé ».

Les Souvenirs militaires de 1804 à 1814 de Fezensac sont également extrêmement intéressants. Compte tenu de la personnalité, de l’instruction et du milieu social de l’auteur, ils apportent une vision plus large sur les événements et les hommes que celle des troupiers de base.

En revanche, si l’on s’intéresse à la guerre et aux armées en tant qu’objet d’étude, deux ouvrages s’avèrent incontournables : Jomini bien sûr qui offre une analyse tactique sans égal mais aussi Marmont avec son Esprit des institutions militaires.

Propos recueillis par Franck Abed 

le 26 juillet 2023

 

 

https://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/la-grande-armee-entretien-avec-249563

Guerre de Napoléon : comment les jeunes Français resquillaient pour éviter l’armée

La grogne des Russes devant la conscription rappelle celle des Français sous Napoléon, comme l’illustre un livre sur les coulisses de la Grande Armée.

Il n'y a pas que les jeunes Russes qui traînent des pieds pour rejoindre leurs régiments… Un nouveau livre passionnant paru aux éditions Perrin revient sur les moyens employés par les Français pour éviter d'aller mourir sur les champs de bataille de Napoléon Ier. Dans Les Mythes de la Grande Armée, François Houdecek, un des coauteurs, spécialiste des questions militaires sous l'Empire, lève le voile sur ces différents stratagèmes, légaux ou non, qui permirent à certains de passer entre les vagues de mitraille. Si ces cas de résistance, d'insoumission ou de désertion étaient bien réels, ils étaient loin d'être majoritaires – près de 2,4 millions d'hommes ont servi dans les rangs de l'armée de 1792 à 1815.

Pour les jeunes Français, le système d'enrôlement date du Directoire, juste avant l'Empire : les hommes âgés de 20 à 25 ans sont tenus de se faire recenser, avant d'être convoqués au conseil de recrutement qui procède par tirage au sort. Un petit numéro, vous voilà bon pour le service, tandis qu'un grand numéro vous bascule dans la réserve jusqu'à vos 25 ans révolus, à condition toutefois d'être apte au combat. Et c'est là que vous avez une chance d'éviter de partir pour le front.

Des motifs d'exemption aussi divers que variés

Les motifs d'exemption de service sont en effet nombreux, rappelle François Houdecek : il faut mesurer plus de 1,62 m – Napoléon va abaisser la mesure à 1,51 en 1813 pour récupérer plus de troupes – ne pas avoir un frère déjà sous les armes, ne pas être fils unique d'une personne de plus de 71 ans, ni prêtre ni travailler dans une manufacture d'armes ou une industrie stratégique…

À cela s'ajoutent les exemptions médicales qui donnent lieu à toutes les combines possibles, comme on le voit dans toutes les armées… « Les recruteurs doivent faire face régulièrement à des cas de myopie, de surdité, d'incontinence, de douleurs articulaires ou musculaires et, en terre non francophone, comme en Bretagne ou en Belgique, des jeunes qui disent ne pas comprendre la langue, explique l'historien François Houdecek. Plus grave, certains achètent des potions qui provoquent des malaises, des problèmes gastriques ou ophtalmologiques… C'est ainsi qu'un élève en médecine est arrêté en 1807 pour avoir vendu une poudre corrosive qui a failli rendre aveugle plusieurs jeunes hommes. » Sans compter ceux qui se mutilent en se coupant une partie de l'index droit, qui sert à tirer au fusil, ou s'arrachent les incisives, nécessaires pour déchirer la cartouche.

Mais la meilleure solution reste encore de convoler, puisque tout homme marié est exempté de service. Il suffit donc de trouver son double avant la conscription et les jeunes Français sollicitent le réseau familial et les amis, quitte même à épouser une femme plus âgée… On voit ainsi se développer sous l'Empire des agences matrimoniales qui n'hésitent pas à proposer des unions parfois très mal assorties : en 1809, la préfecture du Nord déplore dix-huit mariages entre des jeunes gens et des femmes très mûres, dont l'une compte 99 ans ! Pour tenter de limiter les abus, les autorités finissent par exempter uniquement les jeunes en passe de devenir père…

Payer pour être remplacé

Autre solution pour échapper aux armes : avoir une famille riche qui paie quelqu'un pour aller se battre à votre place, un moyen peu égalitaire mais tout à fait légal. Encore faut-il avoir les moyens, car plus on avance dans l'Empire, plus la facture monte, comme on peut s'en douter : le prix du sang s'élève à 10 000 francs pour un remplaçant, une fortune quand on sait qu'un ouvrier gagne en moyenne 60 francs par mois – ce qui équivaut le ticket de remplacement à plus de 200 000 euros de nos jours. Ce type de contrat – passé devant notaire – concerne une minorité de 4,5 % des effectifs entre 1806 et 1810. Et si on dispose de moins d'argent, on peut toujours tenter de soudoyer les autorités pour permuter les numéros, car les municipalités ou l'administration impériale sont loin d'être incorruptibles…

Dernière solution, refuser carrément la conscription ou déserter pendant les campagnes militaires. Très risqué, car les autorités luttent sans merci contre le taux d'insoumission qui atteint 28 % sur le territoire de l'ancienne France, avec des pointes dans le Massif central ou les Pyrénées. Il faut dire que les réfractaires peuvent souvent compter sur la famille ou les villageois pour les cacher et les ravitailler, rendant le travail des gendarmes plus compliqué, à moins qu'ils ne tombent dans le brigandage. Plus l'Empire vacille, plus les conscrits se rebellent ou les soldats désertent, notamment en 1813, certains rentrant carrément chez eux dès la nouvelle de l'abdication connue au printemps 1814.

Reste une question : Napoléon est-il vraiment « l'ogre corse » qui saigna la jeunesse française pendant plus de dix ans ? Il est vrai que, après 1812 et la désastreuse retraite de Russie, la pression devient plus forte, les mobilisations s'enchaînent, l'Empereur épuise les réserves et le mécontentement ne cesse de gronder contre « l'insatiable tyran », une image reprise ensuite par les vainqueurs et les opposants au régime. Mais, finalement, rappelle François Houdecek, « la ponction sur la population française est de 7 %, très loin des 20 % du premier conflit mondial, où la machine administrative fonctionne beaucoup mieux ». Sur l'échelle du drame, la IIIe République fut ainsi bien plus « mangeuse d'hommes » que Napoléon Ier.

Marc Fourny

Les Mythes de la Grande Armée, sous la direction de Thierry Lentz et de Jean Lopez, éditions Perrin

 

Bataille de Waterloo : le mystère de la disparition des cadavres résolu par des historiens

La célèbre bataille de Waterloo regorge encore de mystères. Des milliers de soldats ont perdu la vie lors des combats en 1815 près de Bruxelles (Belgique), mais peu de corps ont été retrouvés. Pour les historiens, l'explication est très surprenante.

Waterloo est une bataille mythique, maintes fois rejouée lors de gigantesques reconstitutions : Napoléon face au reste de l'Europe, près de 200 000 soldats engagés et des dizaines de milliers de morts, enterrés dans des fosses communes. Mais 200 ans après, le mystère restait entier : très peu de squelettes de soldats ont été retrouvés sur les lieux. Pour expliquer cela, les historiens avancent aujourd'hui une thèse plutôt surprenante. Les corps auraient été déterrés pour fabriquer… du sucre.

Une poudre à base d'ossements utilisée pour purifier le sirop de sucre

Notamment dans une usine située à proximité du champ de bataille. À l'époque, pour purifier et clarifier le sirop de sucre, les industriels avaient recours à un charbon. Une poudre noire obtenue en broyant les ossements des animaux morts. Les historiens ont trouvé cette explication en fouillant dans les archives nationales de Belgique. Car au XIXe siècle, le phénomène était si important que des maires avaient pris des arrêtés pour mettre fin à ce macabre commerce.

J. Gasparutto, M. Wegnez - France 3
France Télévisions

 

https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/histoire/bataille-de-waterloo-le-mystere-de-la-disparition-des-cadavres-resolu-par-des-historiens_5334031.html#xtor=EPR-2-[newsletterquotidienne]-20220901-[lesimages/image5]

Qui était Albine de Montholon, la dernière maîtresse de Napoléon

Dans le huis clos de Sainte-Hélène, Napoléon a pu compter sur Mme de Montholon pour consoler sa solitude… Avec une belle compensation financière à la clé.

Quand Napoléon débarque à Sainte-Hélène en 1815, l'humeur est maussade : l'îlot est battu par les vents, l'humidité permanente, la nourriture médiocre et les loisirs inexistants… Sans compter une surveillance des Anglais tatillonne, qui plombe encore plus le confinement des Français, comme le détaille l'historien Pierre Branda dans son dernier ouvrage truffé d'anecdotes, Napoléon à Sainte-Hélène (Perrin). D'autant qu'une grande majorité de la suite de l'Empereur déchu est jeune : sur la quinzaine d'officiers et domestiques qui gravitent autour de sa personne, une dizaine n'a pas trente ans. Inutile de préciser qu'ils tombent vite dans un ennui profond et ne tardent pas à courtiser les rares jeunes filles qui habitent Longwood House, tout en fréquentant des femmes de petite vertu que l'on fait monter depuis Jamestown, la capitale de l'île confetti.

Napoléon, 46 ans, s'en offusque : il n'ignore rien du trafic de son entourage, certains officiers accueillant des prostituées dans leur chambre aux minces cloisons, à quelques mètres de celle de l'Empereur… Si celui-ci ne tomba pas dans ce commerce – très attaché à son rang – il est quasiment certain qu'il entretint plusieurs mois une relation avec Albine de Montholon, 37 ans, qui fit le voyage au côté de son époux le comte de Montholon, l'ancien chambellan du souverain…

Cette romance ne passe évidemment pas inaperçue, d'autant que l'Empereur se permet quelques familiarités, comme pincer le postérieur de Madame en public… Le domestique Ali surprit un jour la comtesse sortir de la chambre de Napoléon en se rajustant. Quant au général Gourgaud, ennemi des Montholon, il se mit à épier leur manège, allant même jusqu'à prévenir le mari cocu, qui feint l'étonnement. En janvier 1817, Gourgaud écrit dans son journal : « L'Empereur nous fait demander. Il joue au billard avec la Montholon. Cette dernière fait tout ce qu'elle peut pour faire la passionnée avec Sa Majesté : yeux doux, pieds en avant, robe pincée sur la taille… Enfin, elle cherche à faire la belle et ce n'est pas facile. »

Aigreur et persiflages

Exaspéré par le favoritisme des Montholon, Gourgaud joue les langues de vipère et tente d'arracher son maître au bras de celle qu'il finit par surnommer « la putain » – il enrage de la voir toucher une pension de 12 000 francs de la part de l'Empereur, autant que son mari. « Elle se gratte trop la gorge et crache dans son assiette, ce n'est pas une femme bien élevée », persifle-t-il aux oreilles de Napoléon. Lequel lui répond aussi sec : « J'ai été habitué à vivre avec des femmes trop gracieuses pour ne pas voir les ridicules et mauvaises manières de Mme de Montholon ! Mais, enfin, ici, il faudrait faire sa société d'une perruche si on n'avait pas autre chose… » Ce qui laisse deviner dans quels ennui et lassitude se trouvait le captif de Longwood.

Tel un courtisan déchu, Gourgaud s'enferme dans son aigreur, devient insupportable et va même jusqu'à provoquer plusieurs fois le comte en duel, ce qui irrite fortement l'Empereur. « Lassé de ces querelles, Napoléon finit par demander à Gourgaud de partir de l'île, explique l'historien Pierre Branda. Et ce dernier, amèrement déçu par son maître, va passer à table en racontant à l'ennemi que Napoléon entretient une correspondance secrète à l'extérieur, qu'il pourrait s'évader facilement et qu'il se porte comme un charme, laissant entendre qu'il joue la comédie à merveille. Quand ces informations parviennent aux Anglais, ces derniers vont renvoyer le médecin et ami de l'Empereur, O'Meara, avec de graves conséquences sur la santé de Napoléon. Ils stoppent également son déménagement prévu à Rosemary Hall, dans la partie occidentale de l'île, bien plus riante et ensoleillée que celle où est situé Longwood. De ce point de vue, la trahison de Gourgaud a des conséquences désastreuses sur les conditions d'exil de l'Empereur. »

Un cocufiage rentable

Au bout de quatre longues années confiné à Sainte-Hélène, le couple Montholon envisage son retour. Napoléon se résigne à laisser partir Albine, mais refuse de se séparer de son ancien chambellan. Les tractations financières commencent : pour bons services rendus à l'Empereur, Albine repart avec une véritable fortune, à savoir 140 000 francs, plus une pension annuelle de 20 000 francs, à quoi s'ajoute un titre de rente rapportant près de 40 000 francs l'an – à cette époque, le revenu moyen avoisine les 1 000 francs par an. Mais l'absence de la comtesse pèse rapidement sur le moral de l'Empereur, preuve que cette liaison était sans doute bien plus sincère pour lui que pour elle. Une chape de plomb tombe soudain sur Longwood House, l'Empereur tourne en rond, dépérit, abandonne même quelques mois l'écriture de ses Mémoires… « Votre femme semait des fleurs sur ma tombe, depuis il n'y croît plus que des ronces », confie-t-il au comte. À la mort du conquérant, en 1821, Montholon se verra également gratifié de plus de 2 millions, la plus belle part de l'héritage, bien plus que Bertrand ou Marchand, les autres compagnons de captivité. Jamais cocufiage ne fut plus rentable…

Marc Fourny

l’enfer de Cabrera, une Berezina méconnue

En juillet 2020, des archéologues français se sont rendus sur l’île de Cabrera, dans l’archipel espagnol des Baléares dans le cadre d’un projet lié à l’un des épisodes les plus dramatiques et largement ignoré de l’épopée napoléonienne : la captivité de Cabrera. Une île-prison où des milliers de soldats furent abandonnés et moururent dans le plus grand dénuement. 

Véritable joyau protégé pour sa faune et sa flore, l’îlot de Cabrera, dans l’archipel des Baléares, est aujourd’hui un parc national terrestre et maritime. Avec ses falaises abruptes baignées d’eau translucide, et quelques voiliers immobiles au mouillage, ce rocher ensoleillé situé au sud de l’île de Majorque, ne laisse rien soupçonner du drame dont cet endroit fut le théâtre entre 1809 et 1814…

 

Les prisonniers périrent par milliers à Cabrera

"Sur ce caillou, plus de 11.000 soldats impériaux, en grande partie des prisonniers de la défaite de Bailén, en Espagne (juillet 1808)*, ont été déportés en plusieurs convois, entre mai 1809 et mai 1814. Des prisonniers moribonds –soldats napoléoniens Français, Belges, Suisses, Polonais ou Italiens- acheminés depuis les effroyables 'pontons' de Cadix, (bateaux-épaves qui servaient de prisons), où ils mourraient déjà en grand nombre. Déposés à Cabrera, abandonnés de tous, ils périrent par milliers", déclare Frédéric Lemaire, archéologue de l’Institut national de recherches archéologiques préventives (Inrap), à la tête du projet scientifique.

"Si l’archéologie contribue à faire passer les batailles du champ de la mythologie à celui de l’histoire, elle en révèle aussi souvent des épisodes moins connus", poursuit le spécialiste. Ainsi en est-il des sites de captivité qui ont succédé aux combats, un nouveau thème d’investigation de l’archéologie.  "Cabrera est en effet idéale pour développer un projet de recherches archéologiques et anthropologiques sur les soldats napoléoniens en captivité", explique Frédéric Lemaire, évoquant la désertique île-prison (l’Île de la Chèvre)

Fallait-il se battre pour les "vaincus" de Bailén ? se demandait-on à l’époque

Préservé du tourisme, son sol a en effet permis une fossilisation des vestiges et la conservation de toutes les traces de l’ancien camp de détention sur les 15 km2 qu’offrent la superficie de l'île. Une véritable aubaine pour tous les spécialistes. Des restes d’habitats aux espaces funéraires, tout y est encore en place. "Cette étude permettra de mieux documenter la réalité historique des conditions de vie effroyables que ces hommes eurent à affronter". Des détenus qui malgré l’oubli des autorités espagnoles autant que des françaises – (fallait-il se battre pour les "vaincus" de Bailén ? se demandait-on à l’époque) -, s’étaient organisés, pour survivre, jusqu’à former une petite colonie primitive. Une quinzaine de récits de survivants et les archives du gouverneur de Palma en témoignent.

"En effet, sans être totalement coupés du monde, les captifs de Cabrera ont rapidement compris qu’ils allaient rester là longtemps. Et pour faire face au désespoir, au fils des ans, certains ont tenté d’établir une forme de société", précise Frédéric Lemaire. Alors que deux cents d’entre eux étaient partis se réfugier dans des grottes et abri-sous-roche dans la montagne, -où ils ont pour la plupart rencontré la folie et la mort-, d’autres, avec le peu d’outils avec lesquels ils avaient été débarqués sur l’île, ont commencé à bâtir quelques habitations en pierre. En 2003, des archéologues espagnols s’étaient du reste intéressés à une petite agglomération érigée à proximité "du port". Un lieu que les prisonniers avaient ironiquement baptisé le "Palais Royal", -et que les survivants incendièrent en 1814, le jour de leur évacuation par la marine royale française. L’îlot qui compte plusieurs centaines de ces abris, possédait aussi paradoxalement que cela puisse paraître, un « marché » et un « théâtre » bâtis par les captifs. Des sites que Frédéric Lemaire et son équipe compte bien retrouver, au même titre que l’unique source d’eau douce de l’île. Un maigre filet qui suintait d’un rocher, autorisant une ration d’une demi tasse à boire par jour et par personne

Pour survivre, certains avaient également développé un petit artisanat d’abord sur bois… puis, une fois les rares végétaux présents sur l’île épuisés en raison de leur surexploitation,.. sur os humain ! Ceux prélevés sur les dépouilles de leurs camarades décédés, dont les squelettes resurgissaient régulièrement du sol du fait des mauvaises conditions d’inhumations dans la roche. Ces petites sculptures favorisaient une forme de troc avec les quelques pêcheurs majorquins qui passaient au large de l’île, en échange, d’aliments et de semences. "Une ville de fortune, s’est ainsi érigée pour partie avec des matériaux issus des occupations antiques de l’île, et une forme de société se recomposa en l’absence des officiers évacués vers l’Angleterre dès juillet 1810", ajoute l’archéologue.

Après la capitulation de Bailén, les officiers –comme c’était le cas dans toutes les armées de l’époque- jouirent en effet de privilèges inaccessibles aux hommes du rang (ceux de pouvoir conserver leurs biens personnels, un logement, des repas, etc.). Ils échappèrent de surcroit à la détention insulaire de Cabrera par un rapatriement en France ou une captivité en semi-liberté en Angleterre.

Ce qui ne fut pas le cas des 3500 survivants affamés, squelettiques, n’ayant plus sur le dos que des haillons pleins de vermines qui débarquèrent à Marseille en 1814, après avoir été récupérés en deux convois par les officiers et marins qui procédèrent à leur rapatriement.

"Des spectres sortis des abîmes de la terre", dira-t-on à l’époque, lesquels durent par ailleurs boire leur coupe jusqu’à la lie… A leur retour en France, ces hommes à qui rien n’avait été épargné devaient en effet découvrir, flottant au vent, le drapeau honni des Bourbons, en même temps qu’ils apprenaient les revers subis par l’invincible Grande Armée ; son anéantissement dans les plaines gelées de Russie en plus de la détention par les Anglais de cet empereur à qui ils avaient tout donné. Avec cette ultime étude qu’il s’apprête à lancer pendant trois saisons (2020 -2023), Frédéric Lemaire achèvera un triptyque entamé sur les camps, les champs de bataille et la captivité… après l’étude de trois grands sites de l’épopée napoléonienne - le camp de Boulogne (Boulogne-sur-Mer); le site de la bataille de la Berezina (1812), et désormais Cabrera.

"Un volet des recherches concernera en outre une étude d’impact environnemental. Car ces milliers d’hommes affamés sur cet îlot ont pour se nourrir, épuisé toutes ses ressources, que ce soit les poissons, les rats, les lapins, les lézards, les oiseaux et tout ce qui s’y trouvait pouvant être consommé ! La faim était tellement omniprésente que des cas d’anthropophagie sont attestés", raconte l’archéologue. Cabrera, véritable radeau de la Méduse terrestre, ne manque pas de rappeler par certains de ses aspects un autre drame, celui des survivants de l’île de Tromelin, dans l’océan Indien, où des esclaves malgaches furent abandonnés pendant quinze années, en 1761, sur un minuscule écueil cerné de vagues, à la suite d’un naufrage.

S’il n’avait cherché à récupérer les soldats de Cabrera, - l’espace maritime est à l’époque aux mains des Anglais -, un étrange retournement de l’histoire, fit que Napoléon, après avoir perdu son armée, puis son empire, devait aussi connaître une détention dans une île prison… à Sainte-Hélène.

Entre 3500 et 5000 hommes sont morts à Cabrera. Frédéric Lemaire est déterminé à en retrouver la trace.

* Première capitulation militaire depuis le début des guerres napoléoniennes que jamais Napoléon ne pardonna. « Après Bain, Napoléon promulgua une loi qui condamnait à mort tout officier qui capitulait en rase campagne... Lorsque les survivants de Cabrera furent rapatriés en France en mai 1814, le ministre de la Guerre du gouvernement de la Première Restauration ne leur accorda aucune attention ». Malheur aux vaincus !

Fatale guerre d’Espagne
«Si la campagne de Russie fut un effroyable désastre qui engloutit la Grande Armée, Napoléon reconnut, exilé à Sainte-Hélène, que les « affaires » d’Espagne avaient été fatales au destin de son Empire. Voulant mettre en coupes réglées la péninsule, pour y faire appliquer le décret de Berlin (le blocus) ou par ambition dynastique, il dresse contre lui une nation entière qui, sans le vaincre, va lentement dévorer ses forces. En Espagne, la France fut saignée à mort. La guerre d’Espagne fut une « sale » guerre, une guerre sans gloire. Napoléon y perdit le prestige consacré à Tilsit en juillet 1807 », écrit Frédéric Lemaire.

Bernadette Arnaud le 06.08.2020 à 14h21

Petits témoins de la grande histoire : la débâcle de la Bérézina
 
 
 
https://www.lepoint.fr/culture/petits-temoins-de-la-grande-histoire-la-debacle-de-la-berezina-26-11-2019-2349789_3.php

Petits témoins de la grande histoire : la bataille de Trafalgar

https://www.lepoint.fr/culture/petits-temoins-de-la-grande-histoire-la-bataille-de-trafalgar-21-10-2019-2342365_3.php

 

Wellington, le vainqueur de Napoléon (I)

https://www.contrepoints.org/2019/04/30/342848-wellington-le-vainqueur-de-napoleon-i

Wellington, le vainqueur de Napoléon (II)

https://www.contrepoints.org/2019/05/01/342940-wellington-le-vainqueur-de-napoleon-ii

 

Napoléon empoisonné ? Probablement pas...

https://www.futura-sciences.com/sciences/actualites/physique-napoleon-empoisonne-probablement-pas-14648/

Napoléon manager

 

« Quand je veux interrompre une affaire, je ferme son tiroir, et j’ouvre celui d’une autre ». Pour Napoléon, l’art du management prend des formes très pratiques… et très imagées !

 

De retour d’Égypte, et après le coup d’État du 18 Brumaire (9 novembre 1799), Bonaparte devient Premier Consul, dans une constitution écrite par lui et pour lui, lui donnant de nombreux pouvoirs. Dans sa biographie sur Bonaparte, Patrice Gueniffey consacre un chapitre à ses méthodes de travail et de « management ».

 

Napoléon écoute, réfléchit et agit seul

On comprend que Bonaparte n’aime pas le système des assemblées qui débattent et décident par vote (il est convaincu que c’est ce qui a miné la Révolution et empêché les bonnes décisions). Ce qu’il aime, c’est réunir les experts, écouter, réfléchir, et ensuite décider, plutôt seul, et surtout pas immédiatement, mais plus tard, après avoir intégré les avis. C’est un peu ce que l’on pratique aujourd’hui dans les sessions de brainstorming et d’intelligence collective

C’est ainsi qu’avec Bonaparte il n’y a pas de conseil des ministres. Comme l’indique Patrice Gueniffey :

« D’abord parce que les ministres, conformément aux principes en vigueur depuis 1789, ne formaient pas un conseil qui eût possédé une existence collective ». « Bonaparte préférait travailler en tête à tête avec ses ministres, ou dans le cadre de conseils d’administration qui portaient sur un dossier ou un domaine spécifiques et réunissaient, aux côtés du Premier consul, le ministre compétent, ses principaux collaborateurs et, éventuellement, des techniciens, ingénieurs des ponts et chaussées ou spécialistes des constructions navales. Chaque ministre venait avec ses dossiers, les présentait, répondait à d’éventuelles questions, puis remettait ses papiers au secrétaire d’État. Jamais la décision du Premier consul ne lui était notifiée sur le champ : Bonaparte ne s’était pas mis dans la sujétion de signer en conseil. Il prenait sa décision plus tard, et hors de la présence du ministre concerné, qui l’apprenait par Maret (le secrétaire d’État) ».

Dans ce modèle, le travail avec les ministres et les différents conseils n’ont pour fonction que d’informer le Premier consul et lui permettre de prendre une bonne décision, sans qu’aucune des instances consultées y contribue formellement. Patrice Gueniffey cite Antoine Clair Thibaudeau, un des conseillers du Premier consul dans ses Mémoires :

« Sous le Consulat, qui fut un temps d’organisation et où toutes les grandes questions furent agitées sous la présidence du Premier consul, il laissa le plus libre cours à la discussion. Souvent même, lorsqu’elle paraissait languir, il la ranimait. Le Conseil était composé d’hommes d’opinions très diverses : chacun soutenait librement la sienne, La majorité n’était pas oppressive. Loin de se rendre à son avis, le Premier consul excitait la minorité. Il laissait se prolonger pendant des heures entières des discussions qu’il aurait pu terminer en un quart d’heure ».

Ainsi le Conseil d’État, qu’il a créé en 1799, n’est pas un conseil de gouvernement, qui posséderait son propre pouvoir d’initiative et de décision, mais un conseil du gouvernement, comme son auxiliaire.Les discussions au Conseil d’État, dont Bonaparte était le Président, étaient ainsi pour lui « une sorte de petite musique qui l’aidait à réfléchir ».

Mais alors, c’est quoi cette histoire de tiroirs ?

Cela fait référence à l’énorme quantité de travail que fournissait Bonaparte pour rester informé et se mêler de l’ensemble des dossiers, car il entrait dans les détails. Il disait que dans sa tête « les divers objets et les diverses affaires se trouvaient casés comme ils eussent pu l’être dans une armoire ». Il passait enfin d’un sujet à l’autre en ouvrant et refermant les « tiroirs », ainsi cela permettait d’aborder un sujet nouveau sans que celui qu’il venait de quitter exerçât la moindre influence sur celui auquel il se consacrait maintenant. Ainsi disait-il :

« Quand je veux interrompre une affaire, je ferme son tiroir, et j’ouvre celui d’une autre ».

Mais le plus subtil, c’est quand on veut faire une pause de tous ces tiroirs qui s’ouvrent et se ferment. On voit bien le danger que cela peut représenter.

Là encore, Bonaparte est de bon conseil :

« Veux-je dormir, je ferme tous les tiroirs, et me voilà au sommeil »

Peut-être que cela pourrait marcher encore pour nos dirigeants d’aujourd’hui…

 

Gilles Martin.

https://www.contrepoints.org/2016/08/25/263736-napoleon-manager

Napoléon n'a pas été vaincu par les canons ou l'hiver russes

Sans les poux, les Russes n’auraient pas pu battre l’empereur français lors de la campagne de Russie de 1812.

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Nos livres d’histoire nous ont appris que Napoléon, lors de son invasion de la Russie en 1812, avait marché sur Moscou avec une armée à peu près intacte et n’avait été forcé de battre en retraite que parce que les Moscovites avaient incendié les trois quarts de leur ville, privant ainsi son armée de nourriture et de vivres.

Le rude hiver russe avait alors décimé l’armée en retraite. La victoire russe, commémorée par l'Ouverture 1812 de Tchaïkovski, resta dans les mémoires comme l’un des grands revers de l’histoire militaire.

Mais personne n’a reconnu la véritable grande puissance de cette guerre.

 

A Vilnius, en Lituanie, à l’hiver 2001, des ouvriers creusèrent des tranchées pour enfouir des lignes téléphoniques et démolirent les vieux baraquements soviétiques qui se dressaient là depuis des décennies. Un jour, un bulldozer déterra un objet blanc. Le conducteur descendit de sa machine et, à sa grande surprise, découvrit un crâne et des os humains. Un autre ouvrier raconta plus tard que «les choses ne cessaient de sortir du sol—il y en avait des milliers».

 

Huit ans plus tôt, une fosse contenant les dépouilles de 700 personnes assassinées par le Comité pour la sécurité de l’Etat, ou KGB, avait été mise au jour. Etait-ce l’un de ces endroits secrets où le KGB disposait de ses victimes? Ou bien l’une des fosses communes où des Juifs avaient été massacrés en masse par les nazis?

 

Quand les archéologues de l’université de Vilnius arrivèrent, ils constatèrent que les corps étaient enfouis sur trois rangées dans des tranchées en forme de V, apparemment creusées pour servir de positions défensives. Il apparut que les squelettes étaient les dépouilles de soldats.

 

Deux mille d’entre eux furent exhumés, ainsi que des boucles de ceinture portant des numéros de régiment. Ils trouvèrent également des pièces de 20 francs datant du début des années 1800. Les scientifiques finirent par comprendre ce sur quoi ils étaient tombés: les vestiges de la Grande Armée. Napoléon avait conduit 600.000 hommes en Russie avec la ferme intention de conquérir le pays; pas plus de 30.000 y survécurent, et parmi eux, on dit que moins d’un millier furent capables de reprendre un jour du service.

L'ennemi microscopique

Quelles incroyables circonstances ont-elles bien pu causer la déroute de l’une des plus grandes armées du continent européen, menée par l’un des plus grands généraux de tous les temps?

 

Etonnamment, ce ne fut pas les soldats ennemis ou les privations que les soldats subissent d’ordinaire qui décimèrent l’armée de Napoléon. La plupart de ses soldats étaient de jeunes hommes endurcis par la guerre, normalement capables de supporter le froid, les longues marches et l’épuisement.

 

Non, l’armée de Napoléon et ses grands projets de conquête furent ravagés et annihilés par un organisme microscopique: le microbe du typhus, propagé lors d’une invasion de poux.

 

Au départ, Napoléon n’avait aucune raison valable d’envahir la Russie. Son armée avait vaincu l’armée russe à la bataille de Friedland en juin 1807, et le 7 juillet de la même année, la France et Alexandre Ier de Russie avaient signé le traité de Tilsit qui faisait des deux pays des alliés (et, entre autres choses, interdisait à la Russie toute relation commerciale avec la Grande-Bretagne). Curieusement, Napoléon ne s’empara d’aucun territoire russe ni ne demanda de réparations de guerre.

Début 1812, la plus grande partie des territoires compris entre l’Espagne et la Russie était sous son contrôle. Cependant, l’Angleterre maîtrisait les mers, et Napoléon voulait l’Inde, colonie anglaise à l’époque. Le seul espoir de s’en emparer était de la prendre par la terre, et donc de contrôler la Russie.

 

Depuis le traité de Tilsit, la France et la Russie étaient des alliés à couteaux tirés. La Russie avait violé le traité en faisant des affaires avec l’Angleterre, et Napoléon, lassé de cet état de choses, l’utilisa comme prétexte pour l’envahir.

En juin 1812, l’armée napoléonienne se rassembla dans l’est de l’Allemagne. Napoléon passa ses troupes en revue en grandes pompes sur la rive ouest du Niémen le 22 juin 1812. Ses ingénieurs jetèrent un pont flottant sur le fleuve et le lendemain, l’armée pénétra dans la Pologne contrôlée par la Russie.

C'est en Pologne que cela commença à se gâter

Tout se passait bien –l’été, bien que chaud et sec, permit aux soldats de marcher facilement sur les routes. Les colonnes de ravitaillement restaient un peu en avant, assurant ainsi la nourriture nécessaire, et les soldats étaient en bonne santé. Bien que des hôpitaux militaires aient été mis en place sur le chemin de la Pologne à Magdeburg, Erfurt, Poznań et Berlin, ils n’étaient que très peu nécessaires. L’armée rejoignit Vilnius en quatre jours, sans rencontrer de résistance de la part des troupes russes.

 

C’est en Pologne que les choses ont commencé à se gâter pour Napoléon. Il se retrouva dans une région d’une saleté incroyable. Les paysans étaient crasseux, les cheveux emmêlés, couverts de poux et de puces, et les puits étaient souillés.

 

Comme l’armée était à présent en territoire ennemi, les voitures de ravitaillement avaient dû se déplacer vers l’arrière. Les routes étaient couvertes d’une poussière molle ou creusées de profondes ornières après les pluies du printemps; les chariots de vivres prenaient de plus en plus de retard par rapport au principal corps de troupes, à qui il devint difficile de fournir eau et nourriture. L’armée était si gigantesque qu’il était presque impossible de garder une formation militaire intacte, et la majorité des soldats s’éparpillèrent, formant des groupes immenses et débandés.

Une forte fièvre, des plaques rouges...

Nombre de soldats pillèrent les maisons, le bétail et les champs des paysans. Presque 20.000 chevaux de l’armée moururent faute d’eau et de fourrage sur le chemin de Vilnius. Les maisons des paysans étaient si répugnantes et grouillantes de cafards qu’elles en semblaient vivantes. Les maladies typiques des champs de bataille, comme la dysenterie et autres pathologies intestinales, firent leur apparition, et bien que de nouveaux hôpitaux fussent établis à Danzig, Königsberg et Toruń, ils s’avérèrent incapables d’absorber les innombrables soldats malades renvoyés vers l’arrière.

 

Mais les problèmes de Napoléon ne faisaient que commencer.

 

Plusieurs jours après la traversée du Niémen, plusieurs soldats furent atteints de forte fièvre et virent des plaques rouges apparaître sur leur corps. Certains d’entre eux, dont le visage avait pris une teinte bleue, ne tardèrent pas à mourir. Le typhus venait de faire son apparition.

 

Le typhus sévissait en Pologne et en Russie depuis de nombreuses années, mais il avait gagné du terrain depuis que l’armée russe avait dévasté la Pologne en battant en retraite devant les forces napoléoniennes. Le manque d’hygiène associé à un été inhabituellement chaud avait créé les conditions idéales pour la propagation des poux.

 

Le typhus est provoqué par l’organisme Rickettsia prowazekii. Il faudrait attendre un siècle après la campagne de 1812 pour que les scientifiques ne découvrent que le typhus est présent dans les déjections de poux.

Saleté et sueur, l'environnement idéal

Le soldat français moyen était sale et en sueur, et ne changeait pas de linge pendant des jours; l’environnement idéal pour que des poux se nourrissent sur son corps et s’abritent dans les coutures de ses vêtements.

 

Une fois les habits et la peau du soldat contaminés par les excréments de poux, la plus petite égratignure ou écorchure suffisait pour que le microbe du typhus pénètre dans le corps du soldat.

 

Circonstance aggravante, pour des raisons de sécurité les soldats dormaient en grands nombres dans des endroits confinés, de peur que les Russes n’attaquent ou que les Polonais ne se vengent. Cette proximité permettait aux poux de contaminer rapidement les soldats encore sains.

 

Un mois à peine après le début de la campagne, Napoléon avait perdu 80.000 soldats, morts ou invalides, frappés par le typhus. Sous l’autorité du baron Dominique-Jean Larrey, chirurgien militaire, les mesures médicales et sanitaires de l’armée étaient les meilleures du monde mais personne n’aurait pu venir à bout d’une épidémie de cette ampleur. Voici le récit d’un témoin oculaire direct d’une invasion de poux:

 

«Bourgogne s’endormit sur un matelas de roseaux et ne tarda pas à être réveillé par l’activité des poux. Se découvrant littéralement couvert de bêtes, il enleva sa chemise et son pantalon et les jeta dans le feu. Ils explosèrent comme les tirs de deux rangées de fantassins. Il ne put s’en débarrasser pendant deux mois. Tous ses compagnons grouillaient de poux; beaucoup furent piqués et contractèrent la fièvre tachetée (typhus).»

 

Le 28 juillet, trois des officiers de Napoléon lui soumirent leur inquiétude à l’idée que la bataille contre les Russes était en train de devenir périlleuse. Les pertes causées par les maladies et les désertions avaient réduit sa force de frappe effective de moitié environ. Pour ajouter à cette difficulté, trouver des provisions en territoire hostile devenait un réel défi. Napoléon écouta leurs arguments et accepta de mettre un terme à la campagne, mais deux jours plus tard, il revint sur sa décision et affirma à ses généraux:

«C’est le danger même qui nous pousse vers Moscou. Les dés sont jetés. La victoire nous justifiera et nous sauvera

Napoléon et ses soldats malades et épuisés continuèrent donc d’avancer. Smolensk tomba le 17 août, rapidement suivi par Valoutina. Les Russes battaient en retraite à mesure que les Français avançaient, attirant Napoléon toujours plus profondément dans le pays. L’empereur avait divisé son armée en trois parties. Le 25 août, Napoléon avait perdu 105.000 hommes de son armée de 265.000, ce qui ne lui laissait plus que 160.000 soldats. En deux semaines, le typhus la réduisit à 103.000 têtes.

Obligé de battre en retraite

Le général russe Mikhaïl Koutouzov adopta une position défensive à Borodino, à environ 110 km à l’ouest de Moscou. Le 7 septembre, les forces françaises affrontèrent les Russes. Les deux camps subirent de lourdes pertes. Napoléon entra ensuite dans Moscou, mais ce fut une victoire à la Pyrrhus; il ne restait qu’environ 90.000 soldats français. L’empereur s’attendait à une reddition des Russes; mais ces derniers se contentèrent de lui abandonner la ville. Les trois-quarts de Moscou avaient brûlé quand la Grande Armée y pénétra, et il n’y avait plus de nourriture ni aucune sorte de provisions.

15.000 hommes en renfort rejoignirent l’empereur à Moscou, dont 10.000 furent décimés par la maladie. Devant l’imminence de l’hiver russe, Napoléon n’eut pas d’autre choix que de battre en retraite et de retourner en France. L’empereur et ce qu’il restait de son armée se réfugièrent à Smolensk, espérant y trouver abri et nourriture. En y arrivant le 8 novembre dans un froid glacial, Napoléon trouva les hôpitaux déjà débordant de malades et de blessés. La discipline se détériorait, et il reçut le coup de grâce en découvrant que les provisions sur lesquelles il comptait avaient été consommées par les troupes de réserve et de communication.

 

L’armée quitta Smolensk le 13 novembre et arriva à Vilnius le 8 décembre. Il ne restait plus que 20.000 soldats en état de se battre. Ayant eu vent de l’imminence d’un coup d’Etat fomenté en France par le général Claude-François Malet, Napoléon passa le commandement au général Joachim Murat et se hâta de rentrer à Paris.

La fin du grand rêve

Murat refusa de défendre Vilnius –il abandonna ses canons et le butin obtenu à Moscou aux Russes qui progressaient et battit en retraite vers le Niémen, qu’il traversa le 14 décembre avec moins de 40.000 hommes, la plupart invalides. C’est ainsi que s’acheva le grand rêve de Napoléon d’atteindre l’Inde en passant par la Russie.

 

Beaucoup des soldats morts furent ensevelis dans les tranchées défensives creusées pendant la retraite. C’est dans l’une de ces tranchées que, presque deux siècles plus tard, des ouvriers ont trouvé les vestiges de la Grande Armée de Napoléon.

 

Didier Raoult, de l’université de la Méditerranée de Marseille, a analysé la pulpe dentaire de 72 dents prélevées sur les corps de 35 des soldats découverts à Vilnius. La pulpe de sept soldats contenait de l’ADN de Bartonella quintana, organisme responsable de la fièvre des tranchées, autre maladie transmise par les poux, très répandue pendant la Première Guerre mondiale.

L’ADN de trois soldats contenait des séquences de R. prowazekiiresponsable des épidémies de typhus. En tout, 29% des dépouilles portaient des preuves d’infection par R. prowazekii ou B. quintana, ce qui témoigne du rôle majeur des poux dans la défaite de Napoléon.

 

La plupart des Américains connaissent bien le final de L’Ouverture 1812 de Tchaïkovski, commandée par la Russie pour célébrer la défaite de Napoléon.

 

Le morceau s’achève par le grondement du canon et le carillon des cloches; cependant, si Tchaïkovski avait voulu retranscrire précisément le son de la défaite de Napoléon, on entendrait seulement le son doux et discret du pou qui dévore la chair humaine. Un organisme trop petit pour l’œil de l’homme, qui a changé le cours de l’histoire humaine.

 

Joe Knight
Spécialiste de l'histoire médicale

 

Traduit par Bérengère Viennot

http://www.slate.fr/story/66541/napoleon-defaite-typhus-pous-hiver-russe

 

Pour en savoir plus en anglais: The Illustrious Dead: The Terrifying Story of How Typhus Killed Napoleon's Greatest Army de Stephen Talty.

 

 

 

 
 
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R
Qui est comparable à Napoléon?
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F
La Russie est un pays énigmatique!
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F
Merci pour le récit, c'était passionnant.
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