L’état de nécessité, pour le meilleur et pour le pire

Publié le par ottolilienthal

Accomplir un acte défendu par la loi pour sauvegarder un intérêt supérieur : ce vieux principe, cause d’irresponsabilité pénale, est mis en avant dans de nombreuses affaires.

 

« Un bon juge » : ainsi fut auréolé, sous la plume de Clemenceau, le président Paul Magnaud, président du tribunal correctionnel de Château-Thierry (Aisne). L'affaire aurait pu passer inaperçue, tout au plus faire quelques lignes dans les gazettes locales. Mais ce 14 mars 1898, elle fait la une de L'Aurore, le journal dans lequel, deux mois plus tôt, Émile Zola avait lancé son fameux « J'accuse ». « Le tribunal de Château-Thierry vient de rendre un jugement qui mériterait de fixer la jurisprudence », salue le Tigre dans son billet politique.

De quoi parlait-il ? D'un fait divers on ne peut plus banal : le vol de trois pains, dérobés à un boulanger. Louise Ménard, surprise en flagrant délit, avait été traînée devant le juge à qui elle avait expliqué qu'elle et sa fillette n'avaient pas mangé depuis plusieurs jours. « Attendu que la faim est susceptible d'enlever à tout être humain son libre arbitre ; qu'un acte ordinairement répréhensible perd beaucoup de son caractère frauduleux lorsque celui qui le commet n'agit que par l'impérieux besoin de se procurer un aliment de première nécessité, l'irresponsabilité doit être admise en faveur de ceux qui ont agi sous l'irrésistible impulsion de la faim », justifie le juge Magnaud dans un jugement qui fera date. « Par ces motifs », Louise Ménard est relaxée.

« Un acte nécessaire »

« Le bon juge de Château-Thierry », qui n'en était pas à son premier fait d'armes, venait d'inventer « l'état de nécessité ». Cette cause d'irresponsabilité pénale ne figurait pas dans le Code Napoléon, alors en vigueur. Qu'importe : Paul Magnaud invoque la « contrainte » pour dédouaner la chapardeuse. Il faudra attendre 1994, et l'entrée en vigueur du nouveau Code pénal, pour que l'état de nécessité soit consacré expressément par la loi, à l'article 122-7, qui voisine avec d'autres faits justificatifs tels que la « légitime défense » ou le « commandement de l'autorité légitime ». « N'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace », énonce le code pénal

« L'état de nécessité est une situation dans laquelle se trouve une personne qui, pour se sauvegarder ou sauvegarder autrui d'un péril, choisit de commettre un acte normalement délictueux plutôt que de laisser le danger se réaliser », résume dans son manuel de Droit pénal général (Litec) le professeur Marc Puech. C'est le passant qui brise la vitre d'une voiture pour sauver de la déshydratation un enfant laissé seul en pleine canicule. Le médecin du Samu qui, pour une intervention en urgence, brûle un feu rouge et commet un excès de vitesse. Le randonneur qui, perdu en haute montagne, pénètre dans un chalet pour se mettre à l'abri de la tempête. Ou le prêtre qui, pour sauver l'enfant d'une femme enceinte à l'agonie, improvise une césarienne, quitte à commettre un exercice illégal de la médecine.

Dans une décision de 2018, le Conseil constitutionnel a convoqué l'état de nécessité pour tenir à l'abri d'une condamnation ceux qui apporteraient une aide aux migrants, dès lors qu'un danger imminent les menacerait. Dans quelques jours, sur appel du parquet, un vétérinaire d'Angers (Maine-et-Loire) sera rejugé pour avoir procuré du Pentobarbital, barbiturique à usage vétérinaire, à un homme atteint de la maladie de Charcot qui souhaitait abréger ses souffrances. Le tribunal, qui l'a relaxé en première instance du délit de « faux » et « usage de faux », a soulevé l'état de nécessité pour « faire échapper le malade au sort qui était le sien, à savoir : un décès à une proche échéance dans des souffrances [sans remède] et d'une particulière intensité ».

En relaxant la veuve Ménard, le bon juge de Château-Thierry savait-il qu'il accéderait à la postérité en permettant au juge de « faire fléchir le droit » pour ne pas « prononcer des condamnations qui heurteraient le sens commun », selon la juste formule de Frédéric Desportes et Frédéric Le Gunehec (Traité de droit pénal général, Economica) ? En tout cas, il a réussi un « coup », s'amuse le magistrat Mohamed Sadoun, qui lui a consacré un petit livre stimulant (Paul Magnaud : le bon juge de Château-Thierry, éd. Riveneuve, 2020).

Une définition « subjective »

Sans vouloir minimiser ses mérites, le « bon juge » n'a rien inventé. Aurait-il commis un plagiat en « oubliant » de citer ses sources ? Thomas d'Aquin, en son temps, énonçait déjà (Somme théologique, 1266-1273) que « se servir du bien d'autrui, que l'on a dérobé dans un cas d'extrême nécessité, n'est pas un vol à proprement parler car, du fait de cette nécessité, ce que nous prenons pour conserver notre propre vie devient nôtre ».

De même, un capitulaire de Charlemagne de 789 énonce que celui qui « a traité avec dédain le saint jeûne du Carême, et a mangé en ce temps de la viande, sera puni de mort. À moins, cependant, que le prêtre ne considère qu'il a mangé de la viande en état de nécessité ».

L'état de nécessité viserait donc à protéger une « valeur supérieure » à celle que protège l'acte illégal (le droit à la vie plutôt que le droit à la propriété). Pour autant, doit-on livrer le justiciable et confier les intérêts de la société « aux passions d'un juge et de sa conception toute personnelle du juste et de l'injuste », s'interroge Mohamed Sadoun, pour qui la « logique » de l'état de nécessité doit être « maniée avec la plus grande prudence, tant est subjective la définition d'un « principe supérieur », revendiqué par chaque membre du corps social. 

Kant, dans ses Éléments de métaphysique , tempérait déjà le bien-fondé de cette généreuse idée : « On a beau dire que nécessité n'a pas de loi, il n'y a pas de nécessité qui puisse rendre juste ce qui est injuste. » C'est pourquoi celui qui a agi en « état de nécessité », s'il échappe aux foudres de la loi pénale, n'est pas dispensé d'indemniser au civil – s'il le peut – celui que son acte a « lésé ».

L'affaire des décrocheurs des portraits de Macron illustre de manière affligeante les dévoiements possibles de l'état de nécessité. En 2019, deux militants écologistes, poursuivis pour vol en réunion, ont été relaxés à Lyon sur le fondement de l'article 122-7. Le juge – contredit en appel – avait estimé que le péril climatique, « fait constant qui affecte gravement l'avenir de l'humanité », constituait un intérêt supérieur au vol d'un portrait, eu égard à la « nécessité » de sensibiliser la population.

Les mêmes arguments avaient été soulevés – sans succès – par d'autres militants, ailleurs, pour justifier la destruction de plants de cultures transgéniques ou l'intrusion illégale dans le site protégé d'une centrale nucléaire, afin de dénoncer les dangers supposés des OGM ou le manque de protection des piscines à combustible.

La Cour de cassation, dans un arrêt du 15 juin 2021, a remis les pendules à l'heure en rappelant que l'état de nécessité ne saurait être confondu avec l'état d'impunité. La juridiction suprême rappelle d'abord qu'un « danger actuel et imminent » ne saurait être confondu avec « l'expression d'une crainte face à un risque potentiel », ni même avec « un danger futur qu'aucune mesure actuelle ne permettrait de prévenir ». De même, celui qui invoquerait « l'état de nécessité » ne saurait en bénéficier si son délit n'est pas « proportionné » et « de nature à remédier au danger dénoncé ». 

 

Voler un portrait constitue-t-il un remède au réchauffement de la planète ? Assurément, non !

 
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