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Russie chronique

Publié le par ottolilienthal

Au lendemain d’un attentat qu’elle n’a pas vu venir, la Russie endeuillée et déboussolée...

Après l’arrestation de onze suspects liés à l’attentat le 22 mars au Crocus City Hall, le pays compte ses morts et tente de comprendre ce qui s’est passé, tandis que semble s’effondrer le “théâtre de la sécurité” de Vladimir Poutine.

Moscou pleure ses victimes”, titre le journal espagnol El País, dont le correspondant à Moscou raconte le “choc” perceptible au lendemain du pire attentat en Russie depuis 2002. “Les affiches publicitaires ont été remplacées par l’image d’une bougie sur fond noir avec la devise en deuil, ‘22.02.2024’”, décrit-il.

“C’était une attaque contre des personnes sans défense, un acte barbare”, s’émeut un étudiant préférant garder l’anonymat, croisé près du “lieu du drame”, toujours fermé et sous strict contrôle policier, tandis que l’enquête des services de sécurité se poursuit.

Les autorités russes ont identifié à l’heure actuelle 29 personnes sur les 133 tuées dans l’attaque, rapporte NBC News, alors que les sauveteurs continuent de déblayer les débris du Crocus City Hall, détruit par un incendie provoqué par les assaillants. Incendie qui a enfin fini par être maîtrisé samedi en fin de journée, ajoute la chaîne américaine.

Des suspects arrêtés et interrogés

Le FSB a annoncé samedi avoir arrêté dans la région de Briansk 11 personnes en lien avec l’attentat, dont les quatre assaillants présumés, rapporte le média russe en exil The Moscow Times. Tous sont des ressortissants étrangers, notamment des Tadjiks, selon l’agence de presse TASS. Dans la foulée, les médias officiels russes ont publié des vidéos montrant des policiers interrogeant, parfois brutalement, certains suspects.

Dans l’une des vidéos d’interrogatoire, partagée par l’agence Ria Novosti, on peut voir “un homme allongé face contre terre tandis qu’un autre homme, dont l’identité n’est pas révélée, le tient par les cheveux pour qu’il fasse face à la caméra”, décrit le Moscow Times, qui insiste sur le fait que le FSB a par le passé “mis en scène” des vidéos d’interrogatoires.

Le suspect révèle que ses “papiers ont expiré” en Turquie, et qu’il est ensuite venu en Russie, pour “tirer sur des gens, contre de l’argent”. On lui aurait ainsi promis un million de roubles (10 000 euros) pour mener à bien l’attaque, mais l’homme, “visiblement tremblant”, dit ne pas connaître l’identité de ses commanditaires, qui l’auraient contacté sur Telegram.

Une autre vidéo particulièrement violente, décrite par un autre média russe en exil Meduza, mais dont l’authenticité n’a pas pu être vérifiée, montre un policier coupant l’oreille d’un suspect à terre, avant d’essayer de la lui mettre dans la bouche et de le frapper sur la tête. On retrouve le même homme dans d’autres vidéos, un bandage ensanglanté sur la tête.

“Théories du complot inutiles”

Si, comme le remarque la Süddeutsche Zeitung en Allemagne, les autorités russes ne cessent de pointer du doigt l’Ukraine, la Maison Blanche a pour sa part réitéré que Daech-K, un “ennemi commun qui doit être vaincu partout”, était le seul responsable de l’attaque. Volodymyr Zelensky, de son côté, a déclaré dans son message quotidien sur Telegram que “ce qui s’est passé hier à Moscou est évident : Poutine et les autres salauds essaient juste de rejeter la faute sur quelqu’un d’autre”.

Le mensuel américain The Atlantic explique parfaitement pourquoi la piste de l’État islamique (EI) est la plus logique, et pourquoi toutes les autres ne sont que “des théories du complot inutiles”, y compris celle formulée par le joueur d’échecs exilé aux États-Unis Garry Kasparov, qui a suggéré que “la Russie s’était elle-même attaquée pour susciter un sentiment ethnonationaliste”.

The Atlantic observe ainsi qu’“un citoyen russe sur cinq est musulman” et que “la montée en puissance de l’EI a été utile à la Russie, qui ne pouvait imaginer meilleure destination pour ses djihadistes qu’un conflit lointain [en Syrie ou en Afghganistan] avec un taux de mortalité élevé”. Mais, ajoute le journal, tous ne sont pas morts, et un “bon nombre d’entre eux n’ont pas perdu leur ferveur”. D’où l’attaque du 22 mars, prévisible “pour quiconque connaît le djihadisme en Russie”.

La fin du “théâtre de la sécurité”

Et d’où la colère de Poutine, qui n’a pas réussi à maintenir ce que le Moscow Times nomme, dans un autre article, le “théâtre de la sécurité”. Un théâtre qu’il convient de “replacer dans sa perspective sociologique”, et qui fonctionne selon “la même logique que celle dictée en tout lieu par le système : prenez soin de vous et surveillez vos arrières, ne soyez pas responsable des autres, restez silencieux et ne coopérez pas”. La recette parfaite pour une catastrophe de ce type.

Parallèlement à cette incurie, “plutôt que de protéger la société contre les véritables terroristes violents”, complète le New York Times, “Poutine a ordonné à ses services de sécurité tentaculaires de poursuivre les dissidents, les journalistes et toute personne considérée comme une menace à ce que le Kremlin considère comme les ‘valeurs traditionnelles’”.

Aussi, “dans un pays où les forces spéciales antiterroristes pourchassent les commentateurs en ligne”, écrit le Times en citant Ruslan Leviev, un analyste militaire russe en exil, “les terroristes se sentiront toujours libres”.

Pour l'ancien Président Lech Walesa, la Russie restera une menace pour l'Europe tant que son système politique ne changera pas....

 C'est ce qu'a déclaré Lech Walesa, qui fut le premier président démocratiquement élu en Pologne, dans une interview exclusive accordée à Swedish Radio News. Lech Walesa estime que les dirigeants européens devraient se concentrer davantage sur le soutien a apporté à un soulèvement populaire en Russie. "Nous devons revenir à la manière dont nous avons obtenu un changement politique en Pologne avec le mouvement Solidarnosc. Nous avons gagné notre combat sans tirer un seul coup de feu", conclut Lech Walesa.

Lech Walesa déclare que l'invasion massive de l'Ukraine par la Russie ne l'a pas surpris. "Non, je n'ai pas été particulièrement surpris. Parce que la Russie n'a jamais modifié son système politique post-soviétique. Pas même pendant les réformes de Gorbatchev. À l'époque déjà, j'avais prévenu l'Occident de ne pas se laisser abuser", déclare Lech Walesa. Dans les années 1970 et 1980, Lech Walesa était au cœur de la politique mondiale. Le mouvement syndical - Solidarité (Solidarnosc) - qu'il a fondé sur le chantier naval Lénine de Gdansk a défié le régime communiste soutenu par l'Union soviétique en Pologne. Il a provoqué ainsi l'effondrement de l'ensemble du pacte de Varsovie et, par extension, la dissolution de l'Union soviétique. Les images de l'électricien polonais à l'épaisse moustache sont entrées dans les livres d'histoire.

Aujourd'hui âgé de 80 ans, Lech Walesa n'a pas cessé de prêcher les conclusions qu'il a tirées de décennies de négociations et de confrontations avec le pouvoir en place à Moscou. Tant que le système politique russe ne changera pas fondamentalement, le pays restera une menace pour l'Europe : "Si la Russie est vaincue, dans 20 ans, un nouveau Lénine ou un nouveau Staline ne fera qu'essayer de faire ce que Poutine essaie de faire aujourd'hui", prévient Lech Walesa, qui pense que les dirigeants européens devraient se concentrer davantage sur le soutien d'un soulèvement populaire en Russie. Pour Lech Walesa, il faut désormais s'inspirer de la manière dont le changement politique a été obtenu en Pologne grâce à Solidarnosc : "Nous avons gagné notre bataille sans tirer un seul coup de feu".

https://sverigesradio.se/artikel/expresidenten-ryssland-behover-forandras-i-grunden

« L’Armée rouge a utilisé une violence extrême pour maintenir les hommes au combat »

ENTRETIEN. Dans un livre qu’il a dirigé, l’historien Jean Lopez revient sur les débuts chaotiques de l’institution militaire avant sa victoire contre l’Allemagne nazie.

C'est une armée qui aura connu, dès ses trente premières années d'existence, nombre de bouleversements. Par sa naissance en pleine guerre civile, sa capacité à encaisser des pertes importantes pendant sa grande guerre patriotique contre la Wehrmacht sans jamais s'effondrer, l'Armée rouge fascine et continue d'inspirer.

L'historien et journaliste Jean Lopez a regroupé des articles et des témoignages publiés dans la revue Guerres & Histoire, dont il est rédacteur en chef, auxquels il a ajouté des contenus inédits – analyses, témoignages, photos, cartes, infographies – pour concevoir L'Armée rouge, innovatrice, libératrice, prédatrice. L'ouvrage raconte le parcours de l'institution militaire la plus originale du XXe siècle, « qui a bouleversé l'art de la guerre ».

Le Point : Votre livre L'Armée rouge a comme titre secondaire les adjectifs innovatrice, libératrice, prédatrice. Pourquoi ?

Jean Lopez : Innovatrice car, dans les années 1920-1930, elle a, sur un plan intellectuel, complètement bouleversé l'art de la guerre. Sous l'impulsion de l'un de ses principaux enseignants des académies militaires, Alexandre Svetchine, l'Armée rouge accouche d'une nouvelle discipline qu'on appelle l'art opératif, qui se donne pour objectif de mettre la tactique, c'est-à-dire les combats, au service de la stratégie. Un officier soviétique, quand il veut décider une opération, ne perd jamais de vue le chemin global qu'a dessiné la stratégie vers la victoire.

Libératrice, car on ne peut pas nier que c'est l'Armée rouge qui a terrassé la Wehrmacht. Elle porte seule le combat jusqu'au 6 juin 1944, les fronts périphériques ouverts par les alliées ne rendant pas compte de la disproportion des efforts. Elle libère de façon directe la moitié est de l'Europe et de l'Allemagne. Mais c'est là qu'il faut immédiatement aborder le terme de prédatrice.

Elle ne fait pas que libérer cette moitié de l'Europe, elle l'occupe immédiatement et en bouleverse l'existence avec une pureté effroyable qui est celle du système communiste auquel elle est liée ontologiquement. Il est évident que, pour un Polonais ou un Tchèque, l'arrivée de l'Armée rouge ne peut pas signifier la même chose que pour nous, les Français, l'arrivée des Américains. Il ne faut pas oublier que c'était une armée au service d'un projet.

Cette armée va naître pendant la guerre civile et va tout de suite affronter les armées blanches et celles d'autres nations. Elle va apprendre le métier des armes dans le sang…

Quand les bolcheviques prennent le pouvoir par un coup d'État, ils ont besoin d'un outil militaire pour pouvoir préserver leur pouvoir et leur révolution. Elle naît dans une confusion extrême, dans un pays qui est déjà ravagé par presque quatre années de guerre. Tout manque : il n'y a pas assez d'armes, pas assez de pain. Les hommes désertent dès qu'approche le temps des travaux agricoles.

Trotski [alors commissaire du peuple chargé de l'organisation de l'Armée rouge, NDLR] ne trouve pas d'autre remède que la coercition, puisque la propagande ne peut pas tout. Cette armée, dès sa naissance, utilise une violence extrême pour maintenir les hommes au combat. Elle ne fait pas non plus très attention au sang de ses soldats qu'elle dilapide assez facilement.

Malgré un foisonnement intellectuel dans les années d'entre-deux-guerres, l'URSS enchaîne les défaites, du début de l'opération Barbarossa en juin 1941 lancée par la Wehrmacht jusqu'à la bataille de Stalingrad. Comment expliquer ce paradoxe ?

Il faut se rappeler que l'armée vue comme la meilleure du monde à l'époque, celle de la France, est battue en six semaines. En Grèce, en Crète et en Afrique du Nord, pendant la première moitié de la guerre, les Britanniques subissent également des revers. On a donc à faire, avec la Wehrmacht, à une armée quasiment professionnalisée qui connaît la guerre mécanisée et aérienne sur le bout des doigts. Même si l'Armée rouge est un gros morceau numériquement, elle a volé en éclats. Les Allemands l'ont martelé pendant six mois.

Néanmoins, si on compare avec la campagne de France, la confusion au début de l'opération Barbarossa dure une dizaine de jours et est vite surmontée par les Soviétiques. On se bat mal mais on se bat. L'Armée rouge encaisse de terribles pertes, elle est en nombre inférieur à l'armée allemande dans de nombreux secteurs, elle laisse plus de 3 millions de prisonniers, elle recule de 1 200 kilomètres mais elle ne reste pas inerte.

L'Armée rouge va ensuite basculer dans une autre façon de conduire la guerre…

En 1943, elle est stabilisée, son commandement a compris comment fonctionne l'adversaire. Les Soviétiques créent de grandes formations blindées avec les six armées de chars qui vont former la pointe de diamant capable de perforer le front allemand. Ils ont également bouché un certain nombre de trous dans leur panoplie d'armements, notamment grâce aux livraisons de matériels anglo-saxons, comme les radios et les camions Studebaker, ainsi que de l'essence d'avion plus performante.

On assiste alors à la mise en place d'un véritable rouleau compresseur. L'armée allemande est littéralement saoulée de coups sur 2 000 kilomètres de front. Les opérations s'enchaînent les unes après les autres et c'est inexorablement que les 1 800 kilomètres qui séparent Moscou de Berlin sont avalés à la suite d'une cinquantaine d'opérations géantes qui détruisent complètement la Wehrmacht.

Vous avez recensé plusieurs interviews de vétérans de l'Armée rouge. En quoi leurs témoignages diffèrent-ils de l'actuelle propagande russe sur la grande guerre patriotique ?

Il y a eu des sons de cloche qui étaient assez différents de ceux de la propagande poutinienne, puisque ces hommes, russes, ukrainiens ou des pays Baltes, prennent la parole vers la fin de leur vie. Ils ont reconnu des dysfonctionnements gigantesques de leur armée, l'inhumanité de cette guerre, la violence extrême. Il n'y a qu'un point sur lequel beaucoup ont été réticents, c'était d'admettre le comportement criminel de l'Armée rouge quand elle est entrée en Allemagne. La troupe s'est littéralement ensauvagée, échappant au commandement. Dans certains secteurs du front, il n'y a plus un homme au combat. Ils sont tous en train de se saouler ou de commettre des crimes de guerre.

Peut-on faire des parallèles entre cette Armée rouge et l'armée russe qui a envahi l'Ukraine, notamment sur sa brutalité ?

On doit plutôt se poser la question de savoir si, au fond, il n'y a pas une culture guerrière commune qui remonte à Pierre le Grand, et qui nous oblige à constater un certain nombre de faits, de problèmes récurrents : des officiers peu comptables du sang de leurs hommes, une immense passivité qui fait qu'on accepte ces pertes.

Les Russes, dans leur histoire, ont souvent eu le temps et l'espace parce que les combats se déroulent sur de grandes distances, avec une profondeur importante. Ils ont le nombre, avec des hommes qu'ils peuvent remplacer, même si on ne parle plus de 300 millions de Soviétiques, mais de 140 millions de Russes, avec une chute démographique et qui affronte un voisin quatre fois plus petit que lui.

L'Armée rouge, innovatrice, libératrice, prédatrice, sous la direction de Jean Lopez, éd. Perrin, en partenariat avec Guerres & Histoire, novembre 2023, 400 pages, 35 euros.

 

Clément Machecourt

Le risque accru d’une Russie affaiblie

La guerre insensée de la Russie en Ukraine fait rage depuis près d'un an et demi et la nature criminelle fondamentale de l'entreprise reste inchangée. Une grande puissance nucléaire veut nier à son voisin – un « pays frère » – un droit d'exister précédemment reconnu. Le président russe Vladimir Poutine a choisi comme moyen une guerre de conquête. S'il parvient à ses fins, l'Ukraine sera intégrée à la Russie et disparaîtra ainsi en tant qu'État souverain indépendant.

Mais chaque semaine qui passe, davantage de preuves laissent penser que ses calculs ont échoué. Loin de mener à une victoire rapide, « l'opération militaire spéciale » de Poutine est devenue un bourbier sanglant dans lequel la Russie pourrait bien perdre la bataille. Si ce conflit a certainement imposé de nombreux sacrifices à l'Ukraine, elle a également créé des coûts pour les Russes ordinaires.

La gravité des dégâts que le Kremlin a créés pour lui-même est devenue pleinement évidente à la fin du mois de juin, lorsqu'Evgueni Prigojine et ses mercenaires du Groupe Wagner ont directement défié les dirigeants. La tentative de coup d'État de Prigojine s'est déroulée durant de nombreuses heures sous les yeux du monde entier et ses bataillons Wagner ont même pris la ville russe de Rostov, le quartier général du quartier militaire russe de la région sud. De là, ses forces – notamment des chars – ont défilé sur Moscou, à moins de 200 kilomètres de cette capitale.

Dans le monde entier, on a pu entendre les questions lancinantes des observateurs pantois. Où étaient la sécurité et les services secrets russes ? Comment le régime de Poutine a-t-il pu permettre un tel défi éhonté à son autorité ?

Dans un discours national prononcé au début de la marche de Prigojine, Poutine a rappelé le chaos de 1917 et a mis en garde contre la guerre civile. On a ensuite plus eu aucune nouvelle de lui. Était-il toujours au Kremlin pendant ces heures dramatiques, ou s'était-il enfui vers Saint-Pétersbourg, comme certains l'ont cru ? Il va sans dire qu'un dictateur qui s'enfuit en courant n'est plus en position de force, surtout quand il agit d'un défi venant de l'intérieur de son premier cercle.

Et que devons-nous faire de l'affirmation du Kremlin selon laquelle l'impasse aurait été résolue par la médiation du président biélorusse Alexandre Loukachenko, vassal subalterne que Poutine utilise parfois mais prend rarement au sérieux ? Même si cela était vrai, cela soulèverait de sérieux doutes quant à la puissance de Poutine.

D’un point de vue institutionnel, la Fédération de Russie a à présent fait preuve d'une faiblesse effrayante. Le groupe Wagner a été en mesure d'ébranler chaque région de l'État, parce que l'État repose entièrement sur la volonté d'un homme dont l'autorité s'est trouvée contestée par un seul coup. Si le despote tombe, il s'ensuit que tout le reste le suivra dans sa chute. Dans les heures critiques de l'insurrection de Prigojine, la Russie de Poutine s'est avérée être ce que ses critiques avaient longtemps prétendu : un État mafieux dépourvu d'institutions solides, mais malheureusement, disposant du plus grand arsenal nucléaire au monde.

Ce fut un moment de vérité et l'allusion de Poutine à 1917 et à la chute du tsar était en fait assez appropriée. L'épisode actuel rappelle en effet cette année-là, qui a provoqué non pas une mais deux révolutions, d'abord en février puis en octobre.

La tentative de coup d'État de Prigojine était étroitement liée à l'échec de la guerre de conquête en Ukraine. La perspective d'une défaite russe calamiteuse s'accroît, remettant en question la sagesse, la compétence et la force de l'homme fort. Avec une défaite militaire imminente, Poutine doit réfléchir soigneusement à son avenir. Combien de pouvoir lui reste-t-il ? Suffisamment pour mettre fin à la guerre par un compromis douloureux ? Ou bien cet aveu de faiblesse va-t-il déclencher un autre défi à son gouvernement ?

Quoi qu'il en soit, la marche de Prigojine sur Moscou signifie que la guerre est entrée dans une nouvelle phase dangereuse. La fin de partie approche et tout ce qui se déroule sur le champ de bataille déterminera l'avenir de la politique intérieure russe. Nous savons à présent que mettre fin à la guerre sera plus risqué et plus difficile que prévu, car tout sentiment de défaite sera considéré comme inacceptable pour certains éléments de l'appareil de pouvoir russe. Prigojine n'était qu'un élément de cette structure.

Plus nous nous rapprochons de la fin de partie, plus s'accroît le risque que le Kremlin ne recoure à des actes irrationnels, comme ordonner l'utilisation d'une arme nucléaire. La révolte de Prigojine offre un aperçu du chaos qui nous attend. Presque tout est concevable aujourd'hui, de la désintégration de la Fédération de Russie à la montée d'un autre régime ultra-nationaliste aux rêves néo-tsaristes de restauration de la Russie impériale.

Tout comme la Russie de Poutine, celle-ci restera enfermée dans le passé, loin de toute perspective de modernisation sociale, politique ou économique. Elle constituerait une menace permanente pour le flanc oriental de l'Europe et pour la stabilité mondiale au sens large. Nous devrons nous armer contre elle - et nos petits-enfants et arrière-petits-enfants devront probablement en faire autant.

Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères et vice-chancelier de 1998 à 2005, ancien dirigeant du Parti vert allemand durant près de 20 ans.

 
 Publié le 7 juillet 2023

© Project Syndicate 1995–2023

Wagner : têtes coupées, lingots d'or... Voici ce qui a été retrouvé dans la villa d'Evgueni Prigojine

Depuis le 5 juillet, la twittosphère s’affole autour de clichés du manoir du chef du groupe Wagner diffusés par des médias russes. À l’intérieur de son immense demeure, les autorités ont retrouvé d’innombrables accessoires pour changer d’identité ainsi que du matériel de torture.

Depuis les exactions de son groupe paramilitaire, Evgueni Prigojine avait disparu. Le 23 juin dernier, il lançait les miliciens de Wagner à l’assaut de la ville de Rostov en Russie. Une mutinerie qui faisait suite à un soi-disant bombardement du Kremlin sur les combattants du groupe. Le lendemain à peine, le groupe Wagner rendait les armes et acceptait de partir en Tchétchénie. Le patron des miliciens a depuis disparu, alors que le Kremlin lui avait promis l’impunité judiciaire en échange d’une reddition et d’un départ avec ses hommes.

En réalité, Evgueni Prigojine n’a jamais quitté le territoire, ont révélé des médias russes le 5 juillet, relayés par Le Figaro. Le grand chef de Wagner était calfeutré dans sa gigantesque demeure à Saint-Pétersbourg, où les forces de l’ordre ont orchestré une perquisition au lendemain des exactions du groupe paramilitaire. Des photos de son manoir ont fuité en même temps que la nouvelle, dévoilant une véritable caverne d’Ali Baba ayant des airs de purgatoire. Parmi les objets en tout genre, certains clichés ont été floutés par les médias pour leur caractère choquant.

Une photo de tête coupée a notamment été diffusée sur Twitter. Les officiers ont également retrouvé des armes, à l’instar de pistolets et de kalachnikovs avec d'innombrables chargeurs. Dans une des salles recouvertes de marbre noir et blanc, un gros marteau ainsi qu’une énorme masse, symbole des miliciens de Wagner, étaient posés sur le sol. Y figurait l’inscription : "À utiliser en cas de négociation importante." Plus glaçant encore : le manoir comporte une salle d’hôpital équipée de tout le matériel nécessaire pour une opération en soins intensifs

Les médias ont aussi rapporté la grande quantité d’argent cachée partout dans la demeure, sous forme de liasses de billets en roubles et en dollars. Le patron de Wagner possédait également de nombreux passeports avec différentes identités, parfois Evgueni Prigojine, parfois Oleg Semionov ou même Vladimir Bobrov. Le chef milicien changeait régulièrement d’identité, comme le démontrent les nombreux postiches et les perruques retrouvés dans son manoir. L’homme possédait d’ailleurs une étonnante collection de selfies de lui-même grimé de différentes façons, faisant de lui l’homme aux 1 000 visages.

 

https://www.capital.fr/economie-politique/wagner-tetes-coupees-lingots-dor-voici-ce-qui-a-ete-retrouve-dans-la-villa-devgueni-prigojine-1473633

Russie : un empire qui vacille

Vladimir Poutine peut-il entraîner la Fédération de Russie tout entière dans sa chute ? De nouveau envisagée, l’hypothèse tétanise les Occidentaux.

La scène se passe à Vilnius, deux jours après la rébellion d'Evgueni Prigojine et des mercenaires de Wagner. À l'origine, Jens Stoltenberg, le secrétaire général de l'Otan, et Gitanas Nauseda, le président lituanien, ne devaient s'y retrouver ce lundi 26 juin que pour assister à un sympathique défilé protocolaire de soldats allemands et baltes et finaliser l'accueil, quinze jours plus tard, de Joe Biden, Emmanuel Macron, Olaf Scholz et des 28 autres chefs d'État et de gouvernement membres de l'Alliance atlantique. Dans les salons de la prezidentura, ce petit palais du XIVe siècle posé au cœur de la vieille ville, les deux hommes n'ont pourtant pas un instant parlé de logistique. Ils n'ont même pas affiné le menu des discussions du sommet de l'Otan - l'adhésion de la Suède, l'aide militaire à l'Ukraine ou l'obligation pour chaque membre de dépenser au minimum 2 % de son PIB pour sa défense. Cela fait plus d'un an que ces sujets sont sur la table et, hormis les caprices de la Turquie vis-à-vis de l'adhésion suédoise, l'Europe et les États-Unis sont sur la même longueur d'onde. Stoltenberg et Nauseda se sont concentrés sur le dossier qui, en vingt-quatre heures, est devenu l'obsession de toutes les centrales de renseignement occidentales : le risque d'éclatement de la Russie. Et pas pour se réjouir de l'éventuel effondrement du régime de Vladimir Poutine. Bien au contraire.

Il y a encore quelques semaines, ce qui n'était qu'une vague hypothèse est désormais considéré comme une menace supplémentaire pour la sécurité du continent. La guerre en Ukraine n'est pas passée au second plan. Mais ce scénario est à nouveau envisagé avec le plus grand sérieux par les États occidentaux qui ont assisté, effarés, à la rébellion des mercenaires de Wagner, redoutant pendant vingt-quatre heures qu'ils ne s'emparent d'une des nombreuses bases où sont entreposés des missiles nucléaires (lire page 46), ou qu'Evgueni Prigojine n'entraîne dans son aventure plusieurs régiments de l'armée régulière et ne déclenche une guerre civile.

Invraisemblable complaisance. Vis-à-vis de la Russie, les Occidentaux sont comme atteints de schizophrénie. Cela fait des mois qu'ils rêvent de l'après-Poutine, tout en redoutant l'inconnu et l'éventuel éclatement du pays. La peur du chaos n'est pas une vue de l'esprit. Elle est identique à celle du début des années 1990, lors de l'éclatement de l'URSS. À l'époque, George Bush Sr., loin de savourer sa victoire sur le grand rival de la guerre froide, avait donné de nombreux gages pour que la Russie ne soit pas trop affaiblie. À coups de milliards de dollars, il avait permis à Moscou d'éviter la faillite, encouragé les Ukrainiens à céder leur arsenal nucléaire en échange de leur indépendance, signé une convention de bon voisinage entre l'Otan et la Russie et créé, pour elle, un G7 élargi. François Mitterrand, qui redoutait que l'effondrement de l'empire soviétique ne déstabilise l'Europe tout entière, ne pensait pas autrement. D'où sa passivité lors du putsch des généraux contre Mikhaïl Gorbatchev et plus tard son hostilité à Boris Eltsine lorsque celui-ci laissa filer plusieurs ex-républiques soviétiques pour asseoir son pouvoir en Russie.

C'est sur cette peur que Vladimir Poutine a longtemps prospéré et bénéficié d'une invraisemblable complaisance. La seconde guerre de Tchétchénie, la disparition de toute forme d'opposition, l'annexion d'une partie de la Géorgie… La stabilité de la Russie (ainsi que son gaz et ses hydrocarbures) justifiait bien que l'Occident ferme les yeux sur les dérives du Kremlin puisque, après tout, son homme fort restaurait l'autorité d'un État en guenilles et garantissait la stabilité de cet espace infini qui court de la mer Baltique à Vladivostok. En vingt-quatre ans de règne absolu, Vladimir Poutine a instauré un régime autoritaire. Mais l'état de son pays s'est aggravé de manière spectaculaire…

Fuites. Sur un plan économique, c'est un désastre. La comparaison avec la Chine qui partait, elle, de zéro, est accablante. C'est désormais la deuxième économie du monde, tandis que la Russie n'affiche qu'un produit intérieur brut équivalent à celui de l'Espagne - et encore, uniquement grâce à ses matières premières. Et ce avant même les sanctions occidentales de 2014 et 2022. Pire, depuis la guerre en Ukraine, une partie des élites urbaines et de la classe moyenne supérieure a fui le pays, par opposition à la guerre, pour ne pas avoir à combattre ou pour éviter les sanctions occidentales. Le tableau démographique est tragique : la mortalité infantile en Russie est comparable à celle des pays en voie de développement, l'espérance de vie ne dépasse plus 70 ans, le Covid a fait 1 million de morts, le taux de suicides et d'accidents mortels chez les moins de 30 ans est spectaculaire… Selon l'ONU, le pays pourrait perdre 25 millions d'habitants d'ici vingt ans. Mai,s plus que ces données chiffrées, c'est le risque même d'implosion qui menace.

La Russie est une fédération de 89 « sujets », des républiques et territoires aux intérêts contradictoires. Parmi eux, 21 républiques ne sont pas slaves, majoritairement peuplées de Tatars, de Bachkirs, de Tchouvaches, de Tchétchènes, de Bouriates… Certes, les deux guerres de Tchétchénie et l'alliance avec Ramzan Kadyrov, le maître de Grozny, ont, pour l'instant, fait taire toute velléité indépendantiste dans le Caucase du Nord, au prix de dizaines de milliers de morts civils. Mais, même si elles s'expriment à bas bruit, ces velléités restent une réalité au Daghestan ou en Kalmoukie depuis plusieurs mois.

a guerre en Ukraine a aussi rapidement asséché les flux financiers qui permettaient jusque-là au Kremlin d'endormir les rêves nationaux. Plusieurs régions sibériennes contestent désormais le partage des ressources de leur sous-sol, dont elles ne perçoivent plus les dividendes. Autres tensions, sociales notamment, dans les régions russes proches de la Chine, dont l'influence économique et démographique est spectaculaire.

Le prix de la guerre en Ukraine

Au 15 mars 2023, la Russie comptait déjà des pertes considérables : 162 500 soldats, 6 800 blindés, 3 500 chars, 289 hélicoptères et 305 avions (sources occidentales).

De l'agitation dans les régions et les provinces

Depuis 2020, 30 régions et provinces (sur les 89 sujets de la fédération) ont connu d'importantes manifestations, sociales, politiques ou séparatistes. Les revendications ethniques ont représenté la moitié des mouvements recensés. À celles-ci s'ajoute la dimension religieuse, notamment dans le Caucase. Sept républiques sont à majorité musulmane et une à majorité bouddhiste (la Kalmoukie).

Illusion. Reste l'organisation institutionnelle. Les gouverneurs (tous fidèles jusqu'à présent à Poutine ou imposés par lui) ont de nombreux pouvoirs. En cas de flottement à la tête du pays, certains d'entre eux pourraient être tentés de prendre leur envol politique, tant le pays est constitué de grandes villes concentrant tous les pouvoirs et régnant sur des territoires immenses et peu peuplés.

Certains voisins de la Russie, jusque-là dans son orbite ou sous sa protection, ressentent déjà très concrètement l'affaiblissement du Kremlin. Prudemment, le Kazakhstan prend ses distances depuis plusieurs mois. Tout comme le Kirghizistan. En Géorgie, le pouvoir prorusse, confronté à de gigantesques manifestations pro-occidentales il y a quelques mois, n'a reçu aucun soutien de Moscou. Plus grave pour la crédibilité de la Russie dans la région : l'Arménie, attaquée par l'Azerbaïdjan, n'a pas bénéficié de son arbitrage et de sa protection, pourtant garantie dans les traités entre les deux pays.

Reste une illusion qui a fait long feu avec le conflit en Ukraine. Considérée comme la deuxième du monde après celle des États-Unis, l'armée russe semblait, malgré la corruption, s'être modernisée de façon efficace depuis la chute de l'URSS et constituer, avec les services secrets, la colonne vertébrale du pays. Elle affichait des succès notables (en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie, etc.) et semblait disposer de troupes d'élite et de matériels modernes. Or les services de renseignement occidentaux ont été sidérés par son inefficacité opérationnelle en Ukraine. Et ce d'autant que l'essentiel des troupes déployées (les pertes humaines sont estimées à 200 000 hommes depuis un an) proviennent des terres les plus lointaines et les plus pauvres du pays, là où justement la colère sociale contre Moscou ne cesse de s'étendre.

 
 
 

Facteur aggravant. Dans leurs analyses, les services occidentaux n'ont pas oublié leurs classiques historiques et savent que les débâcles militaires sont généralement suivies en Russie de gigantesques bouleversements politiques. Ce fut le cas en 1905. En 1917. Ou en 1989, conséquence indirecte de la guerre en Afghanistan… L'Histoire, c'était justement le pari de Vladimir Poutine. Avec la conquête de Kiev, il rêvait de renforcer son pouvoir, comme autrefois Staline après la guerre contre l'Allemagne nazie. Plus que le déclin bien réel du pays, cette stratégie politique est sans doute le facteur aggravant des menaces d'implosion de la Russie. Vladimir Poutine n'a pas fait le deuil de son empire et de la période où Moscou avait de l'influence en tous points du globe. Pire, il veut restaurer son influence à tout prix. Depuis dix-huit mois, c'est en jouant avec l'Histoire qu'il justifie son offensive en Ukraine, dans un déni de réalité total, puisque, depuis deux décennies, l'Ukraine s'est tournée et ancrée à l'Ouest et refuse la domination de Moscou. C'est aussi avec cet objectif de restaurer la puissance russe qu'il a encouragé Evgueni Prigojine et sa milice privée à se déployer en Syrie, en Libye, en Centrafrique ou au Mali, sans en mesurer le risque. Pour lui-même et pour son pays§

Romain Gubert
 
Poutine, un fantôme du XXe siècle

Le maître du Kremlin ne vit pas à la même époque que nous. Son logiciel est resté bloqué à l’époque où Staline l’emportait sur Hitler.

Poutine habite assurément le même continent que nous, mais sommes-nous bien sûrs de vivre à la même époque que lui ? « Tous ne sont pas présents dans le même temps présent. Ils n'y sont qu'extérieurement. Ils portent avec eux un passé qui s'immisce. » C'est ce qu'écrivait le philosophe Ernst Bloch pour tenter d'expliquer la perpétuation, dans l'Allemagne des années 1930, de foyers de « non-contemporanéité » et d'irrationalisme. Ce retard mental expliquait pourquoi, à ses yeux, certains de ses concitoyens avaient été aussi facilement abusés par la propagande nazie que le sont certains des nôtres par les légendes complotistes.

L'URSS a incarné une forme de modernité alternative à la nôtre. Mieux : détentrice proclamée du sens de l'Histoire, elle prétendait en incarner l'aboutissement inéluctable. Avant 1989, c'était la démocratie libérale et le capitalisme qui passaient souvent pour archaïques. « Patrie du prolétariat international » et épicentre du mouvement communiste mondial, elle diffusait une idéologie puissante. Elle pouvait asseoir sa volonté d'hégémonie sur la multiplicité des partis communistes locaux. La Russie actuelle ne propose pas d'idéologie exportable, hormis des exotismes tels que l'Eurasisme. La Russie est devenue la patrie des « faits alternatifs », à côté desquels les inventions d'un Donald Trump passeraient pour de bénignes exagérations.

État perturbateur et voyou

Elle est devenue une puissance purement disruptive, un État perturbateur et voyou (rogue state). Contrairement à la Chine, elle ne cherche même pas à fonder un nouvel ordre international conforme à ses intérêts en contestant l'ordre libéral international, mais tout bêtement à conquérir des terres dans une logique d'expansion impériale digne du XIXe siècle. Malgré ses dimensions géographiques colossales, sans la Biélorussie et l'Ukraine, la Russie ne serait plus, paraît-il, qu'un État-nation comme les autres et non pas l'empire auquel aspirent ses dirigeants

Le régime russe actuel n'incarne aucun modèle transposable et, hormis la « stabilité » (incarnée par l'insubmersible Vladimir Poutine, au pouvoir depuis l'époque où Chirac présidait la France et Bill Clinton, les États-Unis), il n'a pas grand-chose à offrir à ses sujets. C'est pourquoi il leur déverse des tombereaux de nostalgie patriotique. Selon Galia Ackerman, Poutine a rafistolé une sorte de conservatisme à usage interne, fondé sur la réconciliation entre la Russie tsariste et la Russie soviétique.

Mais il faudrait ajouter : à usage externe, présentant la Russie comme le conservatoire des valeurs chrétiennes, le rempart de l'Occident contre l'islamisme et le wokisme américain. Mais son logiciel est manifestement resté bloqué à l'époque la plus glorieuse de la carrière du maréchal en tunique blanche : la victoire de Staline sur l'Allemagne, lors de la « Grande Guerre patriotique ».

Dangereusement attardé

Il a décidé de rayer l'Ukraine de la carte de l'Europe, comme Hitler et Staline se sont entendus pour supprimer la Pologne, cet « avorton du traité de Versailles. Même juifs, tous ceux que le Kremlin considère comme des ennemis sont ipso facto des « nazis ». Il fait la guerre selon les méthodes d'il y a soixante-quinze ans : en bombardant les villes de manière indiscriminée avec sa super-artillerie et en creusant des tranchées pour protéger les positions acquises. La logistique, le ravitaillement, le renseignement sont obsolètes et ce sont des faiblesses bien exploitées par les Ukrainiens, qui sont, eux, des Européens de leur temps. Poutine est un fantôme du XXe siècle, dangereusement attardé dans le nôtre.

À moins que nous ne nous soyons trop vite imaginés avoir abordé aux rivages d'une illusoire « post-Histoire »… et que nous soyons en train de nous éveiller de ce doux rêve au son du canon. Car, dans une autre version de la non-contemporanéité d'Ernst Bloch, la vieille Europe, qui s'était imaginée diffuser son mode de vie et ses valeurs par le commerce et la norme juridique, se retrouve déphasée par un environnement qui a terriblement changé depuis nos glorieuses années 1990.

 
 

Les logiques de force sont redevenues déterminantes. L'Europe en prend conscience avec un certain retard. Espérons que Raymond Aron ait eu raison, lui qui disait que « les démocraties, lentes à s'émouvoir, ne s'arrêtent pas avant la victoire totale ».

https://www.lepoint.fr/invites-du-point/poutine-un-fantome-du-xxe-siecle-02-06-2022-2478113_420.php

Vladimir Fédorovski : "L'opinion publique française est la plus russophile d'Europe"

Pour l'auteur de "Poutine de A à Z", la venue du président russe à Paris inaugure des relations plus apaisées entre les deux pays.

Comment la Russie réécrit l'histoire de la Seconde Guerre mondiale

Pour appuyer ses offensives, idéologiques comme territoriales, le régime de Vladimir Poutine opère une relecture très personnelle du pacte germano-soviétique et de la «Grande Guerre Patriotique».

Comment expliquer le pouvoir d'attraction qu'exerce la Russie de Vladimir Poutine sur une bonne partie de la classe politique française? Le chercheur Olivier Schmitt s'attaque à la question dans Pourquoi Poutine est notre allié? Anatomie d'une passion française (Hikari Éditions, 128 pages, 9,90 euros). Dans cet ouvrage très clair et pédagogique, il décrypte quatre arguments souvent avancés pour justifier un rapprochement: le fait que Poutine serait un «vrai dirigeant», l'existence de valeurs communes entre la France et la Russie ou d'un intérêt de la France à un rapprochement, et enfin l'argument selon lequel l'alliance avec la Russie vaudrait bien celle avec les États-Unis. Nous reproduisons ci-dessous un extrait du chapitre consacré aux «valeurs communes», sur la façon dont la Russie réécrit l'histoire de la Seconde Guerre mondiale.

C’est dans le contexte d’une large diffusion des pseudo-sciences, d’interprétations historiques fantaisistes et de relativisme absolu que s’inscrit la volonté politique récente du gouvernement russe d’interpréter l’histoire afin d’orienter le sentiment patriotique dans le sens d’un soutien au pouvoir. En 2009, il créa la «Commission de lutte contre la falsification de l’histoire au détriment des intérêts de la Russie», dont le but, comme son nom l’indique, était bien de falsifier l’histoire, mais dans les intérêts du gouvernement. La commission fut dissoute en 2013, le gouvernement se concentrant sur la question de l’éducation dans la lutte contre la «falsification» dans le pays, notamment à travers l’instauration d’un manuel d’histoire unique. Mais la relecture sélective de l’histoire est aussi le fait de nombreuses déclarations publiques.

L’un des principaux thèmes sujet à une forme de révisionnisme historique de la part du Kremlin est la Seconde Guerre mondiale. En 2014, Vladimir Poutine a brisé un tabou en défendant le pacte germano-soviétique d'août 1939, ou pacte Molotov-Ribbentrop, comme ayant été dans les intérêts de la Russie. Ce faisant, il signifie qu’il ne fallait pas résister à Hitler en 1939, puisque c’est ce que Staline a fait, et qu’il a eu raison de le faire. Les propagandistes du régime russe ont d’ailleurs bien compris le signal, le directeur du bureau de New York de l’Institut de la démocratie et de la coopération (un organisme du gouvernement russe qui possède également un bureau à Paris) déclarant que Hitler jusqu’en 1939 était le «bon Hitler».

Mais, de fait, Vladimir Poutine crée une mémoire de la guerre très différente de celle des pays occidentaux, pour qui il fallait résister à Hitler en 1939, une idée qui est au cœur de l’établissement de la République fédérale d’Allemagne après le conflit. Implicitement, il critique aussi la Pologne, la première victime de la Seconde Guerre mondiale. Berlin tenta pendant cinq ans (1934-début 1939) d’obtenir une alliance avec Varsovie pour attaquer l’URSS, qu’il n’obtint jamais. En revanche, il suffit de trois jours à Ribbentrop en 1939 pour que l’URSS accepte, avec enthousiasme, une alliance qui allait aboutir à la destruction de la Pologne. Après la défaite polonaise, l’Armée Rouge organisa un défilé commun avec la Wehrmacht, tandis que les officiers du NKVD, la police politique soviétique, traquaient et éliminaient l’élite polonaise.

Vladimir Poutine a justifié le pacte Molotov-Ribbentrop par l’idée selon laquelle l’URSS s’était sentie trahie par les puissances occidentales à Munich et n’avait pas d’autre choix, une interprétation complaisamment relayée par les compagnons de route de son régime en France, comme Jacques Sapir. C’est oublier l’action soviétique au moment de la crise des Sudètes. Les Soviétiques attendaient de la crise l’occasion de s’étendre en Europe centrale, et indiquaient vouloir déployer des troupes pour protéger la Tchécoslovaquie, ce qui pour de simples raisons géographiques aurait nécessité l’invasion de la Pologne, de la Roumanie, ou des deux. Quatre groupes d’armées soviétiques furent ainsi positionnés le long de la frontière polonaise.

Comme l’a bien montré Timothy Snyder, la crise des Sudètes a été l’occasion pour l’URSS d’entamer un nettoyage ethnique des individus d’origine polonaise sur son territoire: les instructions données au NKVD étaient claires et stipulaient que «les Polonais doivent être détruits». 1.226 éliminations furent conduites durant la crise de Munich, soit entre le 15 et le 28 septembre 1938. En occultant, et indirectement justifiant ces massacres, Vladimir Poutine recrée une histoire qui efface les victimes polonaises du grand récit.

«Camarade Hitler»

Deux interprétations de la Seconde Guerre mondiale ont toujours coexisté en Union soviétique puis en Russie, puisque l’URSS s’est trouvée des deux côtés durant la guerre: initialement dans le camp des agresseurs puis dans la grande alliance avec les Etats-Unis après qu’Hitler eut trahi Staline. Pendant longtemps, la glorification de la guerre défensive (1941-1945) a prévalu sous la forme de la «grande guerre patriotique», et permettait de présenter l’URSS comme l’épicentre de la résistance aux forces fascistes. Dans la glorification de cette période, le pacte Molotov-Ribbentrop devait être passé sous silence non pas tant pour ses conséquences (permettre le début de la Seconde Guerre mondiale), mais parce qu’il représentait une erreur de la part de Staline: le pacte laissa les troupes allemandes s’approcher des frontières de l’URSS bien avant l’invasion de 1941, permit à l’Allemagne de devenir la puissance européenne qui faillit s’emparer de Moscou et donna au dictateur soviétique une illusion de sécurité qui lui fit nier les renseignements selon lequel l’Allemagne se préparait à l’attaquer, le prenant complètement par surprise.

En revanche, réhabiliter le pacte Molotov-Ribbentrop revient à mettre en avant la période d’agression de 1939 à 1941, durant laquelle l’URSS entreprit l’invasion de la Finlande (une «guerre d’hiver» qui se révéla très coûteuse pour l’agresseur), mais aussi des pays baltes, où des référendums bidons furent organisés pour justifier et soutenir l’agression. Le climat politique russe actuel, qui glorifie les agressions contre la Géorgie et contre l’Ukraine, incite évidemment à valoriser une période de l’histoire qui présente des similitudes troublantes avec la Russie contemporaine. Entre 1939 et 1941, la propagande soviétique présenta l’Allemagne nazie comme un État ami, les dirigeants parlant du «camarade Hitler» et appelant au «triomphe du fascisme international», et des swastikas apparaissant sur les bâtiments publics.

Cette confusion idéologique est également présente aujourd’hui en Russie: les Juifs sont présentés comme responsables de leur extermination à la télévision publique, l’extrême-droite russe défile le 9 mai 1945 (qui marque la fin de la Seconde Guerre mondiale en Russie) et des campagnes homophobes sont présentées comme une défense de la civilisation occidentale.

Cette banalisation implicite du nazisme, qui s’opère simultanément à une glorification du stalinisme, se retrouve dans les propos des thuriféraires français du régime russe: l’écrivain d’extrême-droite Nicolas Bonnal écrit par exemple sur Sputnik News que «le général de Gaulle ne cesse de vouloir se rapprocher de la Russie, fût-elle dirigée par le maréchal Staline. Ce dernier apparaît sous sa plume comme un gentil ogre avec qui il faut apprendre à s'entendre», au mépris de toute évidence historique, de Gaulle ayant toujours su qui étaient ses alliés et qui étaient ses ennemis (comme il le démontra durant la crise de Cuba), et s’il sortit de la structure militaire intégrée de l’Otan pour cause de divergence sur la stratégie de dissuasion nucléaire, il ne remit jamais en cause la pertinence de l’Alliance Atlantique.

Plus grave, dans le même article, on peut lire: «Roosevelt sait qu'il a gagné le monde grâce à cette inutile guerre européenne qu'il a inspirée sans la livrer.» La Seconde Guerre mondiale n’aurait donc rien à voir avec les agressions commises par le régime hitlérien et la nature raciste et expansionniste du nazisme, mais serait en fait une conséquence d’un complot américain contre l’Europe. Outre la stupidité historique manifeste du propos (les cimetières militaires américains en France rappelant la participation américaine à un conflit qui fut mené simultanément en Asie et en Europe par les Etats-Unis), ce révisionnisme laisse entendre que le nazisme n’aurait été qu’un régime politique comme les autres, et l’une des victimes malencontreuses de la volonté de domination américaine.

Artifices rhétoriques

Dans le même temps, le régime russe continue de s’appuyer sur le souvenir de la Grande Guerre Patriotique dans sa tentative actuelle d’inscrire positivement le stalinisme dans l’histoire russe, ainsi que sur les habitudes rhétoriques héritées de l’Union Soviétique, en particulier l’accusation de «nazi» ou de «fasciste» comme artifice rhétorique servant à discréditer les opposants au régime. Ainsi, durant la révolution ukrainienne de 2014, la propagande russe a qualifié l’intégralité des manifestants de «fascistes», ou de «néo-nazis», mettant en avant la présence (avérée) parmi les opposants au régime de membres du parti d’extrême-droite Svoboda.

Il s’agit d’une vieille tactique consistant à tenter d’associer l’intégralité d’un mouvement à ses membres les plus extrêmes, en agissant comme si les motivations de ses derniers étaient partagées par tous les manifestants. Évidemment, personne ne doit être dupe de cette manipulation rhétorique (qui reviendrait à dire que Mai 68 était un mouvement intégralement trotskyste car Alain Krivine faisait partie des manifestants), mais elle est très présente dans le discours issu de Moscou et de ses relais occidentaux, que l’on entend régulièrement évoquer «les fascistes au pouvoir à Kiev». Et ce, alors que le candidat de Svoboda a seulement obtenu 1,16% des voix lors de l’élection présidentielle ukrainienne de 2014 ayant suivi la chute de Viktor Ianoukovitch, ce qui donne une idée de l’attractivité de l’extrême-droite auprès de la population ukrainienne… En revanche, c’est bien l’intégralité de l’extrême-droite européenne (y compris des fascistes et des néo-nazis) que Moscou a convoquée pour servir «d’observateurs» à son référendum bidon organisé en Crimée en 2014. On voit ainsi bien la manipulation rhétorique grâce à laquelle Moscou peut sans honte qualifier ses opposants de «fascistes» et de «nazis» tout en soutenant les extrêmes-droites européennes.

La réhabilitation officielle du pacte Molotov-Ribbentrop par le régime russe actuel crée ainsi une mémoire du conflit alternative à celle répandue en Europe occidentale, en valorisant la guerre d’agression et la confusion idéologique entre extrême-gauche et extrême-droite. Cette orientation idéologique est finalement tout sauf surprenante, car elle correspond à l’alignement tactique qu’a entrepris la Russie avec les extrême-droites européennes.

Les cinq fautes de l'Occident envers la Russie de Poutine

Les pays occidentaux ont multiplié les faux pas envers Moscou. Bref inventaire des bévues qui ont alimenté l'escalade vers une mini-guerre froide.

Les Russes se précipitent chez les désenvoûteurs et les voyants

 

Déprimés et désorientés, certains Russes ont abandonné la rationalité pour se tourner vers la magie, nous annonce Vladimir Ruvinsky, du quotidien russe Kommersant. Entre une économie stagnante et un climat de répression politique, de plus en plus de Russes disent croire aux OVNIs, à la sorcellerie et à la  clairvoyance.

 

Ainsi, un tiers des Russes pensent que les extraterrestres ont déjà visité notre planète. Même les croyances religieuses traditionnelles sont de plus en plus populaires. Presque 80% des habitants se disent Chrétiens orthodoxes, mais seulement 40% croient en Dieu, et entre 4 et 7% assistent régulièrement aux offices religieux.

 

Pour beaucoup, ce n’est pas leur croyance qui s’exprime, mais un besoin profond de se prémunir contre la malchance – le même besoin qui conduit à une utilisation croissante des charmes et talismans. Deux tiers des femmes russes disent qu’elles « se sont tournées vers des magiciens, diseurs de bonne aventure et voyants pour obtenir de l’aide ».

Quand les personnes se sentent partir à la dérive, ce qui est de plus en plus le cas en Russie depuis la chute de l’Union Soviétique, elles appellent de leurs vœux une « aide de pouvoirs externes », ce qui explique en grande partie le culte voué au président Vladimir Poutine. Et celui-ci encourage de telles superstitions, parce qu’elles « écartent la réflexion critique ». Et un peuple crédule est un peuple facile à gouverner…

 

La Russie, un ours dangereux, mais malade

C'est une prévision dont Poutine ne se vante sans doute pas : en une génération, son pays devrait avoir perdu la moitié de sa population.

 

 

 

Les envolées lyriques et nationalistes de Vladimir Poutine sur le retour en force de la grande Russie, après ce « désastre historique » que fut la fin de l'empire soviétique, ne peuvent faire illusion qu'auprès de ceux de ses concitoyens que sa propagande abêtit. Pour les démographes et les économistes qui regardent froidement les chiffres et leur évolution, la Russie aura perdu mathématiquement son rang de grande puissance dans une trentaine d'années. Non seulement parce qu'en raison des sanctions internationales qui la frappent, du fait de sa politique aventuriste et hégémonique (Georgie, Crimée, Ukraine), son économie s'appauvrit un peu plus chaque jour. Mais surtout parce que sa population diminue à une allure record.

En une génération, la Russie devrait, sauf extraordinaire retournement de situation, avoir perdu la moitié de ses habitants. Les prévisions des démographes indiquent que la population russe pourrait chuter de 143,5 millions aujourd'hui à 80 millions vers 2050. Même si on ne fait guère de publicité à ces statistiques à Moscou, c'est un organisme russe officiel, l'Institut pour la démographie, les migrations et le développement régional qui vient de révéler ces chiffres.

Alcoolisme et baisse des naissances

La raison est double : la hausse constante de la mortalité due à l'alcoolisme et la diminution dramatique des naissances, provoquée, quoi qu'en dise le maître du Kremlin, par le manque de confiance des Russes dans l'avenir. L'augmentation de la mortalité est particulièrement spectaculaire cette année, où ce taux a augmenté de 5,2 % depuis janvier par rapport à 2014. Et il ne s'agit pas d'hécatombe parmi les personnes âgées pour on ne sait quel manque de soins ou difficulté à se procurer des médicaments. La population où le nombre de décès a le plus augmenté est celle des hommes de 30 à 45 ans.

« Dans 70 % des cas, reconnaît la ministre de la Santé, Veronika Skvortsova, les autopsies montrent une alcoolémie supérieure à la normale » pour les décès soudains d'hommes dans la force de l'âge. Une statistique qui s'appuie sur le fait que les situations d'ivresse, particulièrement lorsqu'elles sont répétées, entraînent une propension très importante au suicide.

Espérance de vie de 63 ans

Le résultat de cette dégradation est que l'espérance de vie en Russie est tombée à 63 ans. Elle est de ce fait plus basse que dans n'importe quel pays d'Europe. À peu près l'équivalent de ce qu'elle est au Rwanda. Et peut-être plus grave pour le renouvellement des générations, l'espérance de vie des femmes russes est supérieure de 12 ans à celle des hommes. Une différence de longévité dont l'exemple le plus proche est celui d'un pays dont la population mâle est depuis trois ans décimée par la guerre : la Syrie.

Il faut évidemment ne pas croire aveuglément aux projections statistiques, même lorsqu'elles viennent de spécialistes. Calculs de probabilité et modélisations amènent parfois à des excès de pessimisme dans les prévisions. Il ne faut pas non plus écarter une opération de communication du Kremlin, qui aurait pu faire fuiter ces informations en Occident avant de faire, en Russie, une grande campagne de propagande et de reprise en main sur le thème : "Il faut impérativement un sursaut dans la lutte contre l'alcoolisme, sinon notre chère Russie va devenir la risée des étrangers qui guettent avec délectation notre décrépitude."

Le seul problème, si c'est le cas, c'est que ce ne sera pas la première fois que Moscou lance une grande bataille contre ce fléau qu'est l'alcoolisme de sa population. Et que jusqu'à présent, cela n'a pas donné grand résultat.

 

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